Da 5 Bloods : la lutte n’est pas terminée
Épopée cathartique, Da 5 Bloods donne l’occasion à Spike Lee de mêler grande Histoire et destins brisés, dans un cadre inhabituellement épique. Puissant.
Bien qu’il soit sorti dans un total anonymat à la fin des années 2000, Miracle à Santa-Anna laissait déjà voir l’intérêt que Spike Lee portait au film de guerre, qu’il passait au prisme de ses obsessions et marottes attendues. Pur film de « patrouille » situé pendant la Seconde Guerre mondiale, mettant en scène des soldats afro-américains, cette tentative louable trouve un écho évident dans le bien plus complexe Da 5 Bloods. Cette fois, c’est au Vietnam que le cinéaste nous embarque, mais s’il y a bien une chose que l’électrique montage d’archives qui ouvre le film nous apprend, c’est que quelle que soit l’époque, rien ne change pour les noirs au pays de l’oncle Sam.
En mettant en parallèle le carnage que fut cette guerre inutile et les images des répressions brutales qui secouaient l’Amérique à la même période, avec la voix de Muhammed Ali, expliquant son refus de servir son pays dans un conflit qui ne le concerne pas, Spike Lee dévoile une note d’intention claire : le pire ennemi des USA n’est pas une contrée étrangère quelconque (le film aurait d’ailleurs pu tout aussi raconter la guerre en Irak), mais le pays lui-même, bâti sur un socle d’injustices et de racisme étatique.
Un dernier voyage pour la cause
L’injustice, c’est ce que viennent réparer les héros de Da 5 Bloods : quatre vétérans noirs du Vietnam, joués par Delroy Lindo, Clarke Peters, Norm Lewis et Isiah Whitlock Jr., liés par le sang versé pendant les combats et le souvenir de la mort sur place de leur leader charismatique, « Stormin’ Norman » (Chadwick Boseman), tué tout près d’un stock de lingots d’or destinés aux Vietnamiens ayant combattu aux côtés des Américains. C’est pour retrouver la dépouille de leur camarade et déterrer ce trésor de guerre, qu’ils estiment être une juste réparation pour leurs traumatismes, que les quatre hommes débarquent dans un pays transformé, moderne, mais qui garde en son sein les stigmates de vingt ans de conflit. Le plus fragile d’entre eux, Paul, devenu au grand dam de ses amis un fervent supporter de Donald Trump, reçoit la visite sur place de son fils, David (Jonathan Majors, bientôt dans Lovecraft Country), qui y voit l’occasion de renouer des liens avec un père distant et colérique. Après avoir quitté les centres urbains et remonté le fleuve en bateau, le petit groupe se retrouve lâché en pleine jungle, là où les souvenirs et les ressentiments rejaillissent, et où les secrets enfouis se déterrent en terrain miné…
« Le message de Da 5 Bloods, illustré avec emphase, swag et mélancolie, c’est que la guerre détruit les esprits aussi sûrement qu’elle broie les corps. »
Même s’il a abordé le projet de Da 5 Bloods, qu’il co-scénarise, avec l’intention déclarée d’en faire un « film épique », au croisement d’Apocalypse Now (plusieurs fois référencé avec malice) et du Trésor de la Sierra Madre, Spike Lee ne peut s’empêcher de livrer malgré tout un film qui lui ressemble trait pour trait. Long (2 h 35), dispersé, jamais totalement convaincant quand il se veut être un film d’aventure bis et violent (la faute à un sang numérique bien cheap, un Jean Reno de carnaval et l’impression que les fusillades du dernier tiers ne se raccordent pas organiquement à tout ce qui précède), Da 5 Bloods tire très vite un trait sur le caractère linéaire, façon Retour en enfer rencontre les Space Cowboys, de son postulat. Avec son mélange de ratios, de grains d’image (la pellicule cohabite via des fondus enchaînés brutaux devant la pellicule), ses acteurs traversant le temps en interprétant leur rôle « jeune » dans des flash-backs, l’irruption constante d’archives, de photos-choc, de digressions sur les opioïdes, les mines anti-personnel ou la crise économique, ses monologues théâtraux avec regard caméra, ses afféteries typiques (dolly shots, BO omniprésente), le film a des allures de collage effréné, de tumulte mental déversé par inadvertance sur l’écran tandis que ses héros s’enfoncent dans une quête trop douloureuse pour ne pas être inconsciente. Après avoir longtemps œuvré sur des projets minimalistes avant le succès de BlackKklansman, Spike Lee veut cette fois tout embrasser d’un même geste, tout raconter sur le même plan, quitte à laisser certains sujets en plan en cours de route.
Black soldiers matter
Comme pratiquement tout ce que réalise Spike Lee, fiction comme documentaire, Da 5 Bloods transpire d’une rage indignée contre un pays qu’il pilonne autant qu’il aime viscéralement. Il n’y a jamais de véritable métaphore ou d’analogie méta-textuelle chez le cinéaste : juste des messages assénés avec la vigueur parfois épuisante d’un professeur transcendé par son cours du jour – le fils rejeté David est littéralement un enseignant en histoire afro-américaine. Et le message de Da 5 Bloods, illustré avec emphase, swag et mélancolie, c’est que la guerre détruit les esprits aussi sûrement qu’elle broie les corps. Surtout dans un pays inégalitaire comme les États-Unis, prompt à envoyer sa communauté noire au casse-pipe sans pour autant lui accorder les mêmes droits qu’aux blancs. Un message que se charge d’ailleurs de rappeler, pendant les flash-backs, une speakerine de propagande, égrenant comme dans un épisode du Dessous des cartes des chiffres édifiants sur la surreprésentation des noirs dans les guerres successives des USA – une séquence que l’on retrouvait déjà dans Miracle à Santa-Anna, ce qui est tout sauf une coïncidence.
Quand il cadre en gros plan le désarroi du très droitier Paul (une performance colossale soit dit en passant de Delroy Lindo, qui dévore le reste du casting), soldat sans peur devenu « MAGA » paranoïaque et tyrannique, qu’il iconise le pourtant transparent Chadwick Boseman comme une sorte de black Jesus révolutionnaire hantant la pellicule et la mémoire de ses frère, qu’il confronte des amis de quarante ans à leurs réflexes vénaux au contact de lingots luisants, contrastant avec une première partie de voyage presque picaresque, Spike Lee tient le cœur de son sujet, ce qui fait de Da 5 Bloods une expérience qu’on n’oublie pas. En revenche, le montage littéralement perclus de faux raccords ravage le premier tiers du film, les personnages de démineurs viennent alourdir inutilement le paysage – même s’ils sont un prétexte à une scène de « tir à la corde » superbement emballée -, la façon bien maladroite qu’a le film de raccorder son propos au mouvement Black Lives Matter, le mixage musical un peu aux fraises et l’impression générale que le film boxe visuellement en-dessous du budget qu’il aurait vraiment mérité. Malgré ses longueurs indéniables et son côté désuet, parfois involontairement grotesque, Da 5 Bloods réussit pourtant à nous happer dans son sillage, grâce à son quintet de personnages bravaches et si humains, son indéniable audace stylistique et ses quelques éclats de génie. Tout comme ces vétérans prêts à revenir sur les lieux de leurs pires cauchemars « pour une cause commune », Spike Lee a visiblement encore des combats à mener.