Chi-Raq : sexe, gangs et alexandrins

par | 12 juin 2020 | Rétroaction

Chi-Raq : sexe, gangs et alexandrins

Avant Da 5 Bloods et BlackKklansman, Spike Lee avait signalé son retour en force avec Chi-Raq. Un brûlot comique et théâtral où la paix se gagne grâce à un blocus sexuel !

Le succès au box-office de BlackKklansman et l’Oscar du meilleur scénario qui a suivi ont été les meilleures nouvelles qui soient pour ceux qui suivaient en 2018 la carrière de Spike Lee. Réalisateur mondialement reconnu, mais parfois – souvent – sous-estimé, l’enfant terrible de Brooklyn avait connu ce qu’il faut bien appeler un passage à vide commercial après le triomphe surprise de son film de braquage Inside Man. Entre un Miracle à Santa-Anna tombé dans les limbes à cause d’un imbroglio juridique, un remake d’Old Boy que personne ne souhaitait vraiment voir, des micro-productions à la distribution limitée comme Red Hook Summer ou Da sweet blood of Jesus, l’exubérant Spike avait fini par passer sous le radar, comme une cause perdue. Spike Lee avait pourtant encore des choses à redire, de la rage à revendre, et il est venu le prouver avec Chi-Raq.

La paix ou l’abstinence

Chi-Raq : sexe, gangs et alexandrins

Un deal avec Amazon Studios, qui faisait alors ses débuts dans la production cinématographique, lui a permis de concrétiser en 2015 ce projet fou : une adaptation libre et contemporaine de la pièce Lysistrata d’Aristophane, datée de 411 avant « baby Jesus », comme le rappelle le narrateur du film joué par Samuel L. Jackson. Un classique sur l’émancipation des femmes qui sert surtout de canevas au réalisateur pour traiter un thème ô combien douloureux dans la société américaine : les ravages de la guerre des gangs dans les quartiers pauvres des grandes métropoles et des communautés afro-américaines. Un sujet abordé par le prisme de la satire sexy et sous une forme composite, mêlant dialogues rimés, intermèdes comiques ou musicaux, direction artistique haute en couleurs et diatribes engagées, encadrée par deux messages on ne peut plus directs, on ne peut plus « spikiens » : « This is an emergency ! » (C’est une urgence !) / « Wake Up ! » (Réveillez-vous !)

« Chi-Raq vibre de mille couleurs et regorge d’idées
à la fois brillantes et kamikazes de mise en scène. »

Mais avant toute chose, dissipons les doutes : Chi-Raq n’est en rien une référence étrange à notre ancien président corrézien, mais un mot-valise. La contraction de Chicago, où se déroule l’action du film, et d’Iraq (Irak), qui dit bien par son association dans quel état – sanglant – se trouve la ville de Barack Obama. A Chicago, plus de victimes d’assassinats, souvent à peine en âge de voter, ont été recensées au XXIe siècle, que pendant les deux guerres menées par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Un bain de sang auquel souhaite mettre un terme Lysistrata (Teyonah Harris, qui crevait ici l’écran après avoir été au générique de Mad Men), après la découverte d’une énième victime collatérale de la guerre entre Troyens et Spartes – une petite fille qui plus est. Convaincue par sa voisine miss Helen (Angela Bassett), la jeune femme, elle-même petite amie du leader de gang auto-surnommé « Chi-Raq » (le rappeur et animateur Nick Cannon), décide d’entraîner ses amies et tout le quartier sud de Chicago où elles habitent dans une grève générale du sexe. « Pas de paix, pas de chatte ! » scandent-elles bientôt en chœur, face à des mâles totalement décontenancés, avant de prendre d’assaut, sans armes, le dépôt militaire de la ville. Le début d’un long siège et d’une longue période d’abstinence…

Derrière les rires, la colère

Chi-Raq : sexe, gangs et alexandrins

S’il montre la voie, par son exubérance et sa réthorique frontale, à l’activisme funky et populaire de BlackKklansman, qui montrait un réalisateur à nouveau en totale possession de ses moyens, Chi-Raq est pourtant plus qu’une sympathique expérimentation pleine de vers, de ruptures de ton presque expérimentales et de caméos hauts en couleur. Le film, qui vibre de mille couleurs capturées par Matthew Libatique et regorge d’idées à la fois brillantes et kamikazes de mise en scène, use de mille détours et stratagèmes pour mieux marteler en sourdine son message sur l’urgence d’une réforme du port d’armes aux USA. Spike Lee a beau dérouler le tapis rouge à des one-man shows sans limite (en fait limite fatigants) de Samuel L. Jackson, ou à un Wesley Snipes qui se fait plaisir en gangster borgne au rire idiot ; embrasser pleinement le caractère outrageusement sexy de son couple principal, dont les concours de rimes salaces feraient s’évanouir n’importe quel censeur ; caricaturer dans un même élan bouffon les pouvoirs politiques, militaires et policiers qui deviennent les témoins impotents et inefficaces du « mouvement » ; ou demander à des écoles de cinéma à travers le monde de se filmer en train de scander dans leur langue le slogan trash du film : rien n’y fait. C’est une mélancolie mêlée de colère qui donne sa sève au film, qui permet de passer outre la partition envahissante du fidèle Terrence Blanchard ou la faiblesse de certains segments comiques qui cassent le rythme de l’ensemble.

La preuve en est donnée lors de la meilleure scène du film, la cérémonie funèbre de la fille d’Irene (Jennifer Hudson, elle-même touchée il y a des années par un drame semblable) animée par le pasteur John Cusack – dont la présence serait vraiment incongrue si son personnage n’était pas inspiré d’une figure bien réelle du quartier. L’acteur, dont on peut dire sans peine qu’il tient là le meilleur rôle d’une pénible décennie, s’époumone lors d’un sermon renversant à décrire le pouvoir dévastateur des armes à feu, la passion déraisonnée d’une frange de population pauvre pour le mode de vie gangsta, le silence coupable des communautés qui permet aux tueries de se succéder, le laxisme d’un Etat qui ne veut pas légiférer sur un sujet pourtant meurtrier… En cinq minutes soudainement très intenses, tout y passe. Le comique s’efface devant le tragique, même s’ils restent, dans un réflexe universel, intimement liés. Du sexe, tout en monde en parle dans Chi-Raq, et pas qu’un peu. Mais c’est bien de mort et de paupérisation raciale dont cause vraiment Spike Lee, avec le franc-parler agitprop qui le caractérise – et qui n’a pas vraiment plu à l’époque à la mairie de Chicago. L’heure est grave, aujourd’hui plus encore qu’il y a cinq ans : Chi-Raq a beau s’éparpiller joyeusement et ressembler à une farce soignée en Technicolor, son message frappe bel et bien nos consciences en 2020.