Le Diable, tout le temps : la mélodie du malheur
Fanatisme religieux et violence atavique se mélangent dans Le diable, tout le temps. Une fresque estampillée « Southern gothic », un peu trop mécanique mais envoûtante.
Il y a des décors qui charrient avec eux tout un imaginaire de cinéma. Des atmosphères que l’on connait trop bien, pour les avoir arpentées dans d’innombrables fictions. Adaptation du massif roman de Donald Ray Pollock, associé au film au point de lui servir de narrateur en voix off, Le diable, tout le temps nous emmène sur un territoire qui nous devient familier en quelques minutes : celui de la tradition « Southern Gothic », des fictions boueuses et illuminées de Faulkner, Jim Thompson et tant d’autres… Dès que Bill Skasgard, démaquillé après la saga Ça, apparaît à l’écran avec un accent traînant certifié « mangeur de patates », le film a déjà trouvé son ton, son ambiance, et même ses thèmes.
Le Diable, tout le temps croque sur une période de 20 ans (d’une guerre, la Seconde, à une autre, le Vietnam) une galerie de personnages barbotant entre deux villes redneck à souhait, Knockemstiff et Meade : un vétéran de la guerre croyant mais traumatisé par la vision d’un soldat crucifié, un prêcheur illuminé persuadé d’avoir ouvert une ligne directe avec Dieu, un couple de serial-killers aux obsessions obscènes, un shérif corrompu pour qui « certaines personnes sont nées pour être enterrées », un révérend plus porté sur les filles dévotes que les paroles d’évangile… Et au milieu de ce marasme, Arvin (Tom Holland) un jeune homme à qui tout espoir de bonheur est systématiquement enlevé, et qui doit lutter de toutes ses forces – mais souvent sans succès – pour s’extirper de la spirale de la violence à laquelle son milieu, sa famille, le monde, l’a condamné.
Coups de folie et vengeances bibliques
La durée ample, la narration épisodique, morcelée temporellement, la galerie de personnages sans cesse grandissante, l’omniprésence de la mort et de la violence : tout, dans Le Diable, tout le temps, exhale un sentiment de fatalisme montré comme partie intégrante d’une certaine Americana, comme une Grande Oeuvre du misérabilisme. Du décor, sublimé par la photo de Lol Crawley (Vox Lux, Mandela) à chaque pauvre âme qu’on y croise, tout n’est que dégénérescence, ruminations dévorantes, déviances et folie douce ou furieuse. Cette Amérique rurale, en déshéritance, est accrochée comme au temps des premiers colons à l’espoir que la religion qui domine toute sa vie ait un sens, que la miséricorde ne soit pas qu’une absurde chimère. Le Diable, tout le temps n’est pas le premier long-métrage à s’attarder sur l’envers du rêve américain, à plonger à deux mains dans cet effrayant pot-pourri de destins cassés pour en extraire un miroir parfaitement nihiliste des tableaux d’Edward Hopper.
« Les performances des acteurs sont pour beaucoup
dans la fascination que Le Diable, tout le temps peut exercer. »
Le film d’Antonio Campos (Simon Killer, Christine) donne surtout l’impression de réactiver une vieille tradition, en lui conférant paradoxalement un cachet glamour dû au prestige de son vertigineux casting. Et encore : Chris Evans a quitté le bateau au dernier moment pour laisser la place à un collègue du MCU, Sebastian Stan. Les performances des acteurs sont pour beaucoup dans la fascination que Le Diable, tout le temps peut exercer, permettant de passer outre de sa narration mécanique et de la peinture de ses personnages, qui semblent plus être les jouets des contingences de la narration et de ses grands thèmes, que libres de leurs mouvements. Loin des fonds verts et de Spider-Man, Tom Holland déploie une richesse de jeu insoupçonnée, rendant compte de la frustration et des instincts de violence ataviques qui détruisent de l’intérieur son « héros » tout juste moins amoché mentalement que les autres. Face à lui, Robert Pattinson semble presque sorti d’un autre film, cabotinant avec l’oeil fébrile dans la peau d’un révérend visqueux et affabulateur. Plus attendus, Riley Keough et Jason Clarke se révèlent malgré tout dérangeants en tueurs de grand chemin complètement dérangés. Malgré leur court temps d’écran, le couple formé par Harry Melling (qui a grandi depuis Harry Potter) et Mia Wasikowska, qui a le don pour enchaîner les rôles doloristes, s’avère tout aussi mémorable.
De manière générale, tous ont le temps de laisser une impression, de créer une figure ambiguë, angélique ou démoniaque. Même Sebastian Stan, dont l’intrigue est pourtant celle qui se raccroche le plus mal à l’ensemble et nuit à son équilibre – le personnage est plus central dans le roman et a manifestement peu intéressé Campos. Le diable, tout le temps enfonce pas mal de portes ouvertes sur la condition humaine et semble souvent s’enivrer de sa propre démence pastorale, nous forçant à nous demander in fine si tout cela a un sens, si cette litanie de coups de folie et de vengeances bibliques est bien justifiée. Le destin d’Arvin laisse croire qu’il y a de l’espoir au bout des traumas. Pourtant, le titre devrait nous rappeler à l’ordre quoiqu’il arrive : à certaines époques, à certains endroits, le diable ne prend jamais de repos