Inunaki, le village oublié : destination spectrale
On le pensait perdu dans la redite, mais Takashi Shimizu, le papa de The Grudge, se refait une santé avec Inunaki, film de fantômes tordu, déroutant et particulièrement imaginatif.
Takashi Shimizu aurait pu rester l’équivalent filmique d’un « one hit wonder ». L’homme d’un tube, en l’occurrence The Grudge (Ju-On dans ses premières itérations vidéo), un concept et un film si flippant, si efficace, que sa recette sera dupliquée et déclinée jusqu’à l’absurde pendant vingt ans, le plus souvent par son inventeur lui-même – il en réalisé six, dont trois sont des remakes. Rendez-vous compte : en cette année 2020 maudite, on a encore eu droit à un nouvel avatar de The Grudge emballé par le réalisateur de Piercing, ET à une série Netflix servant de préquelle. De fait, Takashi Shimizu ne risque plus d’être autre chose, pour le grand public, que le géniteur d’une franchise emblématique, avec Ring, de la vague J-Horror des années 2000. Ce qui n’est déjà pas si mal. Pourtant, si sa filmo n’a plus dépassé nos frontières depuis le DTV américain Vol 7500 en 2014 (on compte notamment une adaptation live de Kiki la petite sorcière restée inédite, ainsi que le film fantastique Innocent Curse), Shimizu s’est parfois échappé avec succès de sa célèbre maison maudite, à l’occasion du très méta Reincarnation ou de l’amusant (si vu en vraie 3D) Shock Labyrinth. Sélectionné et primé à Gérardmer, Inunaki, le village oublié, qui fait office de come-back inespéré, peut venir s’ajouter sans peine à cette liste.
Des frissons au bout du tunnel
Inunaki s’inspire d’une légende célèbre au Japon : celle d’un village reculé englouti lors de la construction d’un barrage, peuplé par les fantômes de ses habitants, considérés, à la façon des castes indiennes, comme une sous-catégorie de citoyens même pas digne d’être sauvée. Dans le film de Shimizu, qui s’ouvre comme une fausse piste sur des images typiques du found footage, l’accès à ce lieu maudit s’effectue via un tunnel, dans lequel pénètrent un couple de jeunes inconscients. La séance de frissons faciles qui s’ensuit est elle aussi un leurre. Si Shimizu s’amuse plus que jamais, en vieux routard sûr de ses effets, à truffer ses arrières-plans et recoins de décors d’apparitions spectrales, se tenant toujours à la limite du regard de ses personnages, l’histoire prend vite un tournant tragique lorsque l’adolescente à l’origine de l’escapade, devenue folle, se suicide sous les yeux du copain. Inunaki adopte alors un faux rythme désarçonnant, bâtissant avec patience un écheveau d’intrigues parallèles plutôt touffu. La famille du garçon en question cache en effet plusieurs lourds secrets liés à Inunaki, et ces révélations vont de pair avec les secrets d’État, bien plus honteux, qui entourent cet endroit hors du temps…
« Shimizu crée une mythologie complexe, bordélique
mais très stimulante, en moins de deux heures. »
L’intrigue d’Inunaki pourrait sincèrement fournir la matière à une mini-série complète, façon Ju-On Origins, tiens. Il faut ici saluer l’ambition de Shimizu qui parvient ici à créer une mythologie complexe, bordélique en un sens, mais finalement très stimulante, en moins de deux heures bien plus remplies que ce que son rythme cahin-caha laisse penser. Ici, des nuées de fantômes « abstraits » côtoient des malédictions animales, les boucles temporelles font leur apparition entre deux scènes surnaturelles imprévisibles (deux mots : cabine téléphonique) et on croise même des garçonnets qui ont le sixième sens. Les notions de temps, d’espace et de réalité y deviennent floues, permettant à l’inexplicable de nous attraper par le col à chaque nouveau twist. L’expression de best of, de pot-pourri, a beaucoup été employée pour caractériser le long-métrage de Shimizu, et on serait bien en peine de la contredire.
Passé tourmenté
La richesse du matériau permet d’assister à des séquences d’une complexité inattendue, mais finalement pas si étonnante lorsqu’on connaît le travail du réalisateur. Ce n’est pas la première fois que Shimizu s’amuse à tordre la temporalité de l’histoire (c’est même l’un des credo de la saga The Grudge), à jeter des ponts entre les époques et les couches de réalité. Ce jeu narratif prend une dimension quasi politique dans Inunaki, quand la quête de vérité de son héroïne l’amène à déterrer, littéralement, un passé enfoui, lors d’une séquence où une pellicule jaunie projette sur son corps les images d’ancêtres persécutés. Shimizu brise quelques tabous en évoquant les burakumin, une caste d’intouchables japonais bien réelle, dont la fureur surgissant par-delà la mort paraît légitime, au vu des atrocités qu’ils subissent.
Une note sérieuse contrebalançant le côté pulp d’un dernier acte où se bousculent des chiens-garous et des spectres aux yeux déformés, cadrés par une mise en scène glaciale qui ne cède jamais aux effets de mode actuels du cinéma japonais commercial. Comme un retour stylistique, inconscient, aux racines d’un genre, la J-Horror donc, que Shimizu continue vaillamment d’incarner. La preuve : il tourne d’ores et déjà une « suite » à Inunaki, The Suicide Village, pour explorer à sa façon une autre légende locale effrayante… Le début d’une nouvelle franchise officieuse ?