Les Sept de Chicago : la parole est une arme
Film de procès comme on en fait plus, démonstratif et sorkinien, Les Sept de Chicago fait dialoguer l’Histoire avec notre époque, aidé par un casting plus qu’impeccable.
Le retour d’Aaron Sorkin au film de procès, sous-genre cinématographique qu’on pensait désormais réservé à la petite lucarne, a quelque chose d’une boucle qui se ferme, 28 ans après les débuts du scénariste oscarisé de The Social Network. C’est, après tout, avec le script d’un exemple type du genre, le pète-sec Des Hommes d’honneur, qu’il s’est fait connaître en 1992. Et qui d’autre qu’un amoureux des dialogues, qu’un prophète de la musicalité des mots et des joutes verbales passionnées, pouvait redonner vie au huis-clos judiciaire, avec ses prétoires mal climatisés, ses objections tonnées face à un juge intraitable et ses plaidoiries rôdées comme une montée d’adrénaline en plein tour de montagnes russes ? Avec Les Sept de Chicago, vieux projet mis sur pied à la demande d’un Steven Spielberg qui le délaissera au profit d’autres films tout aussi humanistes, Sorkin est indéniablement dans son élément, à tel point qu’il s’est décidé à le réaliser lui-même, fort de l’expérience d’un Grand Jeu honorable même si pas au niveau de ses grands coups d’éclat.
Le film de procès n’a pas dit son dernier mot
Pour qui ne connait pas leur histoire (et en dehors des USA, cela représentait à peu près tout le monde), Les Sept de Chicago – à la manière d’un Alexandre Dumas, le titre, repris des journaux de l’époque, est trompeur, puisque huit accusés sont concernés – fait figure de plaidoyer tardif mais nécessaire. Le film nous transporte dans l’Illinois à une période charnière de l’histoire de l’Amérique : l’année de l’élection de Richard Nixon, alors que la contestation anti-guerre du Vietnam bat son plein. La jeunesse est engagée dans un combat brutal contre un establishment conservateur vieillissant qui éclatera (temporairement) en plein vol avec la fin du conflit et l’affaire du Watergate. Suite à une émeute provoquée par les forces de police, le nouveau gouvernement veut faire un exemple en poursuivant en justice les leaders du mouvement qui squattait les alentours de la convention nationale républicaine. Parmi eux, le jeune WASP Tom Hayden (Eddie Redmayne), le hippie fantasque Abbie Hoffman (Sacha Baron Cohen) et le chef des Black Panthers Bobby Seale (Yahya Abdul-Mateen II), figures de proue d’un procès outrageusement partial qui va se muer en tribune politique pour tout un pays…
« Sorkin dépeint ses héros comme des rêveurs un peu perdus et leurs adversaires comme des croquemitaines prêts à bâillonner, parfois littéralement, toute parole dissidente. »
Nul besoin de s’étendre dans ces lignes sur la pertinence d’un film comme Les Sept de Chicago en 2020. S’il se déroule au crépuscule des années 60, le film ne peut que secouer nos consciences endormies, alors que le pouvoir, notamment aux USA, n’a jamais été aussi monopolisé par les populistes de tout poil, méprisant la contradiction et les libertés individuelles. Sorkin est un amoureux des mots, mais c’est aussi un indécrottable idéaliste, un idéaliste certes pragmatique, mais tout de même. Et Les Sept de Chicago est chargé de cette naïveté pleine d’espoir, qui schématise le récit en opposant un groupe disparate de « révolutionnaires » venus de tous horizons, défendus par un avocat intègre (un excellent Mark Rylance), à des figures de pouvoir uniformément détestables, à commencer par un juge (Frank Langella, terrifiant) aussi dépassé que borné. Les faits, réels, sont là pour justifier la démarche, mais Sorkin garde la liberté de dépeindre ses héros comme des rêveurs un peu perdus et leurs adversaires comme des croquemitaines à l’esprit étroit, prêts à bâillonner, parfois littéralement, toute parole dissidente.
Quand la justice est moche
Personne ne sera surpris d’apprendre que le film est aussi particulièrement bavard. Comme dans tout récit judiciaire, la parole est ici cruciale et fondatrice : c’est elle, qui après un montage inaugural multipliant justement les raccords… par le dialogue, propulse l’arrivée de flash-backs recomposant le récit de la fameuse émeute. C’est elle qui conditionne l’engagement politique de Hayden, tribun expérimenté qui deviendra plus tard sénateur (et épousera aussi Jane Fonda), ou justifie les déguisements et provocations de Hoffman, qui attire vers lui les caméras pour mieux propager ses idées. Il faut parler, parce que la parole est une arme et que son libre usage est le ciment d’une société démocratique. Sorkin fait de ses accusés des figures à la Capra, de sots idéalistes devant servir d’exemples à une époque où cette liberté fondamentale est souvent remise en cause.
S’il sert un propos fort, exaltant dans sa dernière ligne droite, Les Sept de Chicago n’en demeure pas moins un film assez classique, étonnamment léger, plus remarquable dans la construction de son scénario (et dans ses dialogues, d’une richesse et d’une complexité jamais prise en défaut – l’une des scènes pivot repose d’ailleurs sur un débat grammatical !) que dans la façon dont Sorkin le sublime par sa mise en scène. Le procès est filmé la plupart du temps en champ / contre-champ sur un seul axe, et l’ensemble du long-métrage s’avère plus illustratif que virtuose, ce qui n’empêche pas la reconstitution d’époque d’être luxueuse et réussie. Et puis bien sûr, il y a ce casting : un parterre de comédiens épatants, attirés là bien sûr par les répliques ciselées du maître et des personnages hauts en couleur. Même Joseph Gordon-Levitt, dans le rôle télégraphié du procureur taraudé par sa conscience, ou Michael Keaton en ex-ministre goguenard devenu le « joker » de dernière minute, parviennent à tirer in fine leur épingle du jeu. Chacun obtient son moment de lumière, sa scène révélatrice. Dans un film où chacun lutte pour avoir droit à la parole, pleine et entière, quoi de plus normal ?