Clair-obscur : déraison et sentiments
Petite claque esthétique, Clair-obscur est surtout un beau drame sur l’identité, porté par deux formidables actrices.
Si l’on connaît Rebecca Hall pour ses talents d’actrice (citons le film de fantômes The Awakening, Vicky Christina Barcelona ou plus récemment La proie d’une ombre), la comédienne britannique nourrissait depuis des années un autre projet : réaliser une adaptation roman Passing de Nella Larsen paru en 1929, qui chronique ce qu’on appelle en sociologie la pratique du « passing », consistant pour les personnes noires à la peau claire à se faire passer pour blanches, dans le contexte ségrégationniste du Harlem des années 20. Rebecca Hall tenait pour ses débuts d’autrice-réalisatrice à ne pas faire de compromis, et à rendre justice à un thème qui la touchait personnellement (son grand-père maternel a pratiqué le « passing » pendant une grande partie de sa vie). Grand bien lui en a pris : tourné dans un noir et blanc sublime, au format 1:33, Clair-obscur est une œuvre aussi inhabituelle que maîtrisée, fourmillant de nuances, de non-dits et de performances remarquables.
Nous sommes la même couleur de peau
L’image blanchâtre, presque brûlée, d’une rue des beaux quartiers new-yorkais accablée par le soleil ouvre le film, comme pour signifier que la balade innocente de notre héroïne a quelque chose d’étouffant plus que de relaxant. Irene (Tessa Thompson, bien loin des Creed et de Marvel) cherche des jouets rares pour son fils et se faufile au sein de la haute société en prenant soin de rester discrète. Clair-obscur relate sa rencontre avec une ancienne amie d’enfance, Clare (Ruth Negga, Preacher, Loving). Les deux métisses se font passer pour blanches, mais Clare en a fait les fondations de sa nouvelle vie : elle a caché ses origines pour de bon et s’est mariée avec un riche homme blanc (Alexander Skarsgard, mémorable dans ses rares apparitions) qui s’avère, et c’est crucial, être un parfait raciste. Irene a suivi un autre chemin : elle est restée à Harlem, est active au sein de sa communauté, a fondé une famille avec un médecin noir, Brian (André Holland, The Knick). Bien que tout devrait les rapprocher, tout oppose Irene et Clare. Et pourtant, ces retrouvailles bouleversent pour de bon la vie de chacune d’entre elles.
« Clair-obscur dépasse vite la simple la dissimulation identitaire, avec tout ce que cela implique de renoncement personnel, de honte ravalée et surtout de risque calculé. »
C’est à partir de ce canevas, en apparence limpide, que se déploie en quelques images toute la richesse thématique de Clair-obscur. Arborant un format carré qui enferme autant qu’il magnifie la photo charbonneuse et délicate d’Eduard Grau (Buried, The Way Back), discrètement rythmé par les saisons qui dictent les différentes étapes du récit, le film de Rebecca Hall n’a besoin que peu d’effets, au-delà du choc esthétique que procurent ses premières séquences, pour captiver le spectateur. Le choix du noir et blanc, qui aurait pu signifier une facilité sémantique (les deux couleurs sont littéralement le sujet du film), est à la fois un facteur d’immersion inconsciente dans le récit – puisqu’il rappelle le cinéma muet des années 20 – et un outil narratif précieux. Parce que la relation, complexe, entre Irene et Clare, formidablement interprétées par Tessa Thompson et Ruth Negga, repose autant sur des répliques ciselées, à double sens, que sur des états d’âme non verbalisés, des frustrations qui restent sans exutoire, la mise en scène sert de révélateur, d’accompagnateur discret, soulignant par de multiples choix de nuances de lumière l’état d’esprit de ses héroïnes.
Une tragédie à pas feutrés
Tout comme le roman qu’il adapte, Clair-obscur dépasse vite la simple description de son thème de départ, soit la dissimulation identitaire, avec tout ce que cela implique de renoncement personnel, de honte ravalée et surtout de risque calculé. Ce sont les conséquences du choix de vie de Clare, dont les retrouvailles avec Irene déclenchent un « ardent désir » de retourner vers sa communauté, de se libérer du poids du secret, qui forment le cœur du récit et entraînent la remise en question de tous les personnages. Les façades personnelles s’effritent à son contact : celle de la sévère Irene, qui vit mal l’irruption de cette amie « exotique », un peu trop solaire, dans sa vie ; celle de son mari, Brian, également, qui malgré son dégoût affiché pour les actes de Clare finit par tisser une relation amicale (voire plus ?) avec elle.
Le film excelle dans la peinture de ces personnages jamais vraiment honnêtes avec eux-mêmes ni avec les autres, assumant souvent d’avoir à enfouir leurs sentiments sous une carapace de civilité (comprendre qu’il est aussi question dans cette histoire d’homosexualité, le long-métrage étant moins explicite sur l’attirance d’Irene pour Clare que le roman). Parce que les questions de race, de sexualité, du déterminisme social (la sous-intrigue autour de l’éducation des enfants d’Irene et Brian est particulièrement incisive), continuent d’agiter notre actualité et de cristalliser les préjugés de chacun, Clair-obscur nous touche, nous interroge, sans rester figé dans son exercice de style artistique, qui menace parfois de verser dans la préciosité. Son cruel dénouement n’en est que plus frappant : aussi ambigu et ouvert à l’interprétation que sa source littéraire, il fait des deux femmes des héroïnes de tragédie, dont les sentiments et les motivations ne se résument pas, loin s’en faut, à un choix binaire de couleur de peau.