Eaux profondes : le cynisme aussi peut être sexy
Pas très érotique, Eaux Profondes fait surtout de Ben Affleck et Ana de Armas les héros d’un suspense cynique et grinçant.
Nous ne pensions plus revoir sur les écrans, même les petits, le réalisateur Adrian Lyne. Roi du box-office dans les années 80 avec des films-jalons aussi flashy que racoleurs comme Liaison Fatale, Flashdance ou Neuf semaines et demi (au point que le culte L’échelle de Jacob apparaissait lui comme une anomalie), le cinéaste n’avait plus donné des nouvelles depuis 20 ans et la sortie d’Infidèle, encore un thriller passionnel – lire « érotique » – avec Diane Lane. Une éternité malickienne (le film a été aussi longtemps repoussé à cause du Covid, avant d’être vendu par Disney à Amazon), qui rend encore plus étrange la découverte de ce Deep Water, Eaux profondes en VF, adaptation d’un roman de Patricia Highsmith pensée pour ranimer la flamme d’un genre oublié, mais qui se dérobe rapidement aux attentes.
La chasse aux amants est ouverte
Avec Ben Affleck et Ana de Armas, qui remplacent Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert ayant tenu ces rôles dans la première adaptation signée Michel Deville, l’octogénaire Lyne tient un couple glamour, un temps à l’écran comme à la ville, qui pourrait faire revivre les mêmes frissons polissons que les turbulents Mickey Rourke et Kim Basinger à leur époque. Mais Eaux profondes n’est pas de la même veine. L’histoire, en cinquante ans, n’a pas changé même si elle prend cette fois place en Louisiane : Vic (Affleck, inégal) est le riche mari aimant, placide (il adore s’occuper de sa culture d’escargots) et impuissant de la belle Melinda (de Armas, idéalement insaisissable), jeune femme alcoolique et délurée qui se sent à l’étroit dans sa grande maison. Vic et Melinda ont une fille, petit génie clairvoyant, mais la flamme semble être éteinte et l’épouse flirte ouvertement avec tous les beaux gosses qu’elle croise. Vic feint de ne pas être affecté, mais ces amants ont une fâcheuse tendance à disparaître… ou à être retrouvés morts. Vic tuerait-il ses rivaux par amour ?
« Si vous vous attendiez à un thriller érotique du niveau de Basic Instinct, passez votre chemin. »
Le sujet passionnel autant que criminel d’Eaux profondes semblait naturellement se prêter à un traitement sulfureux, renforcé par le décor assez moite de La Nouvelle-Orléans et de ses riches villas (celle de nos héros est paradisiaque). Rien de tout ça pourtant dans le film de Lyne : le réalisateur ne tire que rarement profit de la chaleur locale et surtout, s’adonne plus volontiers à l’ellipse tentatrice qu’à la luxure illustrée. Si vous vous attendiez à un thriller érotique du niveau de Basic Instinct, passez votre chemin et allez donc voir sur la même plateforme le bien plus explicite The Voyeurs. Eaux profondes, lui, parle de frustration, de rage rentrée et de romance tordues, entre deux têtes d’affiche que le metteur en scène s’amuse à décrire comme d’épouvantables narcissistes, pourrissant sans s’en émouvoir la vie de tous leurs amis et ceux qu’ils croisent. Le film fait de Vic un ingénieur qui s’est enrichi grâce à des puces pour drones militaires (un capitaliste pur jus, donc) et les amants de Melinda sont des artistes ou des humanistes qui ont surtout contre eux de batifoler avec la mauvaise femme.
Gone Boys
Au lieu d’être sexy, Eaux profondes est surtout, durant sa première heure, une grinçante comédie noire, gorgée de répliques à double sens, carburant au cynisme glacé et aux piques vachardes, baignée dans un éther esthétique démontrant, derrière son apparente désinvolture, une certaine tenue. Pas forcément très bien assortis sur le papier, Affleck et de Armas trouvent dans leur bataille sentimentale et criminelle un beau terrain de jeu, la deuxième damant le pion au premier par l’intensité fébrile de son interprétation. À ce stade, la belle Ana n’est plus une révélation, mais son charisme fait ici des ravages, au sens le plus littéral du terme. Le suspense en lui-même intéresse moins Adrian Lyne et lui réussit moins, surtout dans la dernière ligne droite – au point qu’il préfère ne rien laisser au doute pour le spectateur. Mais Eaux profondes ne se départit jamais de sa touche joyeusement amorale, idéale pour décrire les affres d’un mariage vécu comme une prison dorée. Un point commun de plus que le film partage avec Gone Girl, même si les deux œuvres ne planent pas au même niveau de maîtrise.