L’usure du couple est un thème qui a fasciné romanciers et cinéastes de tout temps. Quelle alchimie secrète peut réunir deux personnes au point de les voir fusionner, voire même de « changer » de nom dans la plupart des cas pour les femmes ? Plus que ce mystère insondable, c’est le fait que ce happy end clôturant généralement les comédies romantiques puisse déboucher, au fil du temps, sur d’amères ressentiments et le choc d’une séparation, qui sert de carburant narratif aux plus audacieux. Gone Girl, le 11e film de David Fincher comporte ainsi, imaginez ça, de pures scènes de comédie romantique. Une demande en mariage idiote assaisonnée au compliment le plus vulgaire de l’année, un baiser « sucré » dans les rues de New York qui prendra plus tard une dimension bien plus sinistre, un rendez-vous galant qui débouche en un raccord sec sur une scène de sexe franche du collier…

Mais tout ce décorum sentimental ne sert que d’arrière-fond manipulateur dans Gone Girl, qui comme le bien renommé roman Les Apparences dont il est adapté, s’attache surtout à disséquer l’absence terminale de sentiments dans un couple décati. Les sourires sont carnassiers, les baisers simulés : tout amour y demeure enfoui sous un empilement de mensonges, de machinations, de déceptions personnelles et de mauvaise foi tenace. Il ne pouvait y avoir réalisateur plus apte pour orchestrer un tel jeu de massacre que David Fincher, qui s’il n’a jamais abordé avec autant d’intérêt le genre du drame intimiste, est depuis longtemps passé maître dans l’art de créer des thrillers retors et malpolis, façonnés avec l’expertise d’un metteur en scène obsessionnel en pleine possession de ses moyens. La collision frontale entre son savoir-faire d’entertainer et le matériau faussement « popu » et hautement cérébral de Gillian Flynn, qui s’est chargée d’adapter elle-même son best-seller, ne pouvait produire qu’un choc filmique comme Gone Girl.

Du mystère à la satire

Gone Girl : le mariage déchiqueté

Il y a trois films en un dans Gone Girl : un mystère, un thriller, et, plus étonnant, une satire ardente, moderne et effroyablement lucide, de l’institution du mariage. Un beau matin de juillet, dans une petite ville du Missouri, Amy (Rosamund Pike), la femme de Nick Dunne (Ben Affleck) disparaît. Nick et Amy se sont installés dans cette région durement touchée par la crise après avoir perdu leurs deux lucratifs boulots de journalistes à New York. Nick, qui enseigne à mi-temps et tient un bar avec sa sœur jumelle Margo (Carrie Coon), est pour le moins désemparé face à l’enquête qui s’ensuit. Son allure détachée le fait passer pour un suspect aux yeux de l’officier chargé de l’enquête, la détective Boney (Kim Dickens), et les secrets du fringant Nick deviennent bientôt du matériel de première main pour les médias, qui transforment le fait divers en feuilleton estival. Nick est-il coupable, ou bien manipulé ?

Un mystère, une enquête, des secrets inavouables et une liste clairement établie de suspects : en apparence (décidément le mot-clé de cette histoire), Gone Girl répond avec application aux codes du divertissement à rebondissements du samedi soir, tout en mettant en place une mise en abyme maligne du genre en question, via l’irruption constante d’extraits d’émissions télé trash, pour lesquelles Nick est le coupable idéal avant même d’avoir été inculpé. Face au portrait idyllique qui est tracé de « l’épatante » Amy, fille de romanciers millionnaires devenue par la force des choses femme au foyer, les médias tentent de convaincre leurs auditeurs (et nous, public) que l’affaire est entendue d’avance, qu’il s’agit d’un énième exemple de crime domestique. Mis au pied du mur, le laconique Nick Dunne est pourtant obligé de réagir : non, son histoire est loin d’être comme les autres, même si elle atteint,  y compris dans ses excès, une résonance universelle. Une bonne partie du monde peut comprendre ses frustrations, quand l’autre ne lui cherchera aucune circonstance atténuante. Y aura-t-il seulement des personnes des deux sexes dans chaque camp ?

Mariage fatal ?

Gone Girl : le mariage déchiqueté

Car, et cela n’est pas une surprise pour les millions de lecteurs du roman, les flashbacks qui nous racontent à intervalles réguliers l’histoire du couple Dunne par les yeux d’Amy, ont quelque chose d’infiniment subjectif : unis dans le mariage, Nick et Amy le sont pour le meilleur et pour le pire. [ATTENTION SPOILERS] Amy nous ment tout autant que son mari, qui cache sa liaison avec une de ses élèves. Et d’une manière aussi précise que glaciale, elle se prépare à faire « tomber » son mari en faisant croire qu’il l’a tuée. Amy est effectivement « épatante », mais pas dans le meilleur des sens. Le basculement à mi-parcours de l’intrigue transforme Gone Girl en thriller de haute volée, en même temps qu’il dessine les contours d’un formidable et anthologique portrait de femme trahie, dont les actes et les névroses ont valu à Flynn des accusations de misogynie. Le génie de l’auteur réside pourtant dans cette ambiguïté inaltérable qui empêche de vraiment envisager Amy comme une dingo hystérique cousine de la Glenn Close de Liaison Fatale : aussi extrême soit-elle (on discerne d’ailleurs nettement des échos de Millenium, avec ce personnage refusant de se conformer ne seraient-ce qu’aux attentes du public), sa conception de la vie en couple peut totalement se justifier, au regard de l’évolution des mœurs et de la persistance d’une certaine condescendance masculine. « Oui, je suis une sale pute, mais je suis celle que tu voulais », tance Amy lors de la confrontation finale avec Nick, lors d’un dernier acte basculant totalement dans une satire féroce digne de La guerre des Rose. A-t-elle raison ? En tout cas, c’est elle qui gagne à la fin – le dénouement est d’ailleurs identique à celui du roman, contrairement à ce que certains petits malins du marketing voulaient nous faire croire. [FIN SPOILERS]

Fincher a bien intégré cette dimension sacrément incorrecte d’une responsabilité des « torts » partagée. Le film décrit froidement, une par une, les raisons qui poussent ce couple trop glamour pour durer à se détester secrètement : manque d’argent (« Pourquoi se fâche-t-on en général dans un couple ? », demande la détective Boney. « Parce qu’on est fauchés »), désillusions sociales, manque d’ambition patent du prétendu mâle dominant, inactivité… Le temps gâche tout, semble dire Fincher, et la société elle-même, qu’il s’agisse de la crise économique, des médias omniprésents (l’avocat vedette Tanner Bolt, élément comique joué par Tyler Perry, s’avère avant tout être utile en tant que stratège médiatique) ou de la « masse aveugle » prompte à suivre les modes et les opinions, n’est pas étrangère à cette accélération brutale du déclin amoureux. Lorsque Nick se demande, face au visage de sa femme, « à quoi penses-tu ? Qu’est-ce que nous nous sommes faits ? », le spectateur demeure aussi perdu que lui. C’est l’absence de réponses faciles qui plonge ce couple dans de noirs abysses. Et c’est au fond d’elles que Fincher se délecte à nous emmener.

Malaise sur le berceau

Gone Girl : le mariage déchiqueté

Si c’est une évidence, elle mérite d’être une nouvelle fois soulignée : David Fincher est un maître incontestable de la mise en scène, et ce même si ses partis-pris visuels peuvent ne pas faire l’unanimité. Sombre et pleine de nuances, l’image de Gone Girl n’a ainsi pas le look cristallin et bleuté qui pourrait être attendu du créateur d’House of Cards. Le film ne cherche pas à être poli, mais à mettre mal à l’aise, et rien ne vaut pour cela des gros plans blafards ou des cadres dévoyant l’importance de ses deux personnages principaux. La musique, plus orchestrale, mais pas moins inconfortable, de Trent Reznor et Atticus Ross, est également indispensable pour créer ce sentiment inhabituel dans un tel projet (mais tellement cher à son réalisateur…). Bien que le film dure 150 minutes, aucune n’est perdue ici : Fincher possède un style qui se repère autant dans ses raccords images sardoniques – ah, cette main tendue qui se transforme en prise d’empreintes dans un commissariat – que dans la façon dont il traque chaque haussement d’épaules, chaque faux sourire ou intonation.

[quote_center] »C’est l’absence de réponses faciles qui plonge ce couple dans de noirs abysses. »[/quote_center]

Autant dire que cette méthode ne supporte aucune approximation, et une bonne part de l’immense plaisir pris devant Gone Girl tient à cette certitude d’être prisonnier de mains expertes. Il est impossible de ne pas jubiler devant les incartades sanguinolentes et sexuelles que réserve le scénario, conçu pour choquer une audience non préparée à de telles dérives au sein d’un suspense dans l’ensemble « petit bourgeois ». Vous voulez du trash, du vrai ? Gone Girl et sa conception inhabituelle des grossesses vont vous en donner.

La maniaquerie du réalisateur ne peut en tout cas que représenter une bonne nouvelle pour ses acteurs, castés et dirigés à la perfection. C’est vrai pour Ben Affleck, devenu une boule de muscles massive et au dos voûté pour les besoins de Batman Vs Superman, et qui n’est jamais meilleur (voir notre Top 10 pour plus d’explications) que lorsqu’il incarne des personnages veules, contrariés, ou même dans le cas présent, symboliquement émasculés. Voir ce futur super-héros retranché avec son impassible chat dans la chambre d’amis après le [spoilers ? OUI, SPOILERS] retour de sa femme couverte de sang [FIN SPOILERS], dans un plan riche de sens et de second degré, n’a pas de prix. Face à lui, Rosamund Pike fait mieux que jouer l’évaporée inaccessible : la blonde actrice incarne, dans sa duplicité comme sa fragilité, le lien avec l’héritage hitchcockien dont Gone Girl se réclame, de la double identité au cœur de Vertigo au mariage hanté de Soupçons en passant par le faux flash-back du Grand Alibi. Voulu par toutes, le rôle d’Amy Dunne relève en effet de la performance, et c’est peu dire que Pike est à la hauteur. C’est son regard, d’abord apaisé, puis, après ce qui a précédé, inquisiteur et effrayant, qui ouvre et ferme le film. Le regard est le même. Ce que vous y projetterez, pas vraiment. « À quoi penses-tu ? ». Vous voulez vraiment le savoir, maintenant ?


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Cinqsurcinq
Gone Girl
De David Fincher
2014 / USA / 150 minutes
Avec Ben Affleck, Rosamund Pike, Neil Patrick Harris
Sortie le 8 octobre 2014
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