L’affaire de la mutinerie Caine : l’ultime verdict de Friedkin
Le cinéaste culte William Friedkin tire sa révérence avec un film de procès captivant, qu’il élève grâce à sa direction d’acteurs.
Malgré l’amour infini que l’on porte à William Friedkin, malheureusement décédé à l’été 2023, la perspective de voir débarquer son ultime long-métrage posthume, L’affaire de la mutinerie Caine, provoquait un mélange d’excitation et de crainte. Plus de 10 ans séparent ce film, disponible directement sur Paramount+, du choc Killer Joe. Dans l’intervalle, un Friedkin octogénaire logiquement en semi-retraite avait surtout entretenu son héritage filmique, organisant la résurrection de son Sorcerer, revenant de festival en festival sur les dessous de L’Exorciste et y consacrant même un roublard documentaire, The devil and Father Amorth. Qu’est-ce qui pouvait pousser l’artiste à se remettre une dernière fois dans le fauteuil du réalisateur, secondé pour l’anecdote par Guillermo del Toro qui officiait en tant que « réalisateur de secours » ? Il s’avère que L’affaire de la mutinerie Caine était un projet que Friedkin voulait porter à l’écran depuis des années, et soulagements : même s’il n’est pas destiné à être aussi mémorable que ses grands classiques, le résultat est tout sauf honteux et même sacrément passionnant.
Un capitaine à la barre
Le réalisateur originaire de Chicago, loin de n’être qu’un spécialiste des polars rentre-dedans, a toujours eu une passion pour les adaptations de pièces de théâtre, débutant sa carrière avec The Birthday Party puis Les garçons de la bande. Bug et Killer Joe, il ne faut pas l’oublier, sont aussi tirés de deux pièces de Tracy Letts. Avec L’affaire de la mutinerie Caine, Friedkin s’attaque à la pièce d’Herman Wouk dérivée de son célèbre roman Ouragan sur le Caine – adapté fameusement au cinéma en 1954 avec Humphrey Bogart. Le film se concentre sur les conséquences du roman : le procès en cour martiale d’un officier en second de la Marine US, Steve Maryk (Jake Lacy, The White Lotus), accusé d’avoir outrepassé les ordres de son supérieur, le capitaine Queeg (Kiefer Sutherland succède à Bogart), lors d’une mission de leur navire-démineur dans le golfe Persique. Maryk estime que Queeg prenait les mauvaises décisions pour échapper à un cyclone. Devant les officiers du tribunal militaire, Maryk est défendu par Barney Greenwald (Jason Clarke, dans un rôle similaire au récent Oppenheimer), avocat qui a accepté l’affaire à contrecœur, mais s’emploie à faire innocenter l’officier par tous les moyens…
« Le dénuement déroutant du filma l’immense atout de nous permettre de nous focaliser sur les acteurs et la façon dont la caméra les sert. »
Avec sa photographie suréclairée, ses décors réduits à une salle judicieusement décorée (avec une chaise de témoin isolée et surélevée tel un trône précaire), son abondance intimidante de dialogues et de personnages, L’affaire de la mutinerie Caine n’est pas le plus sexy ni le plus accessible des films de Friedkin. Ce dénuement déroutant, qui évoque un téléfilm HBO des années 90 (décennie pendant laquelle le cinéaste signa d’ailleurs une version télé de 12 hommes en colère) a l’immense atout de nous permettre, une fois nos attentes ajustées, de nous focaliser sur les acteurs et la façon dont la caméra les sert. Friedkin, c’est un fait, a souvent extirpé – parfois au forceps – de ses comédiens des performances d’anthologie, de Gene Hackman à Matthew McConaughey. L’homme adorait autant qu’il testait ses acteurs, et ce film repose entièrement sur leur justesse, leur conviction et leur talent. L’affaire de la mutinerie Caine n’use que des dialogues pour nous plonger dans les évènements arrivés sur le navire. Celui-ci est tenu d’une main de fer par le terrible Queeg, que son équipage tient pour un lâche, un officier irascible, maniaque et lunatique. A-t-il failli à ses devoirs pendant cette tempête, déraille-t-il complètement ? Du haut de ses 20 ans de carrière, le témoin qui devient progressivement accusé se défend vigoureusement, mais les autres (officiers, psychiatres, simples marins) font tanguer les positions du tribunal – personnifié par le regretté et autoritaire Lance Reddick – et les nôtres, jusqu’au dernier monologue, fébrile et balbutiant, de Queeg, qui scellera son destin.
Loyauté et passéisme
C’est carré, implacable, martial, et les cadrages, simples, mais pas innocents, de Friedkin suffisent à maintenir la tension et notre attention pendant ces joutes oratoires. Derrière le jargon de la Navy, les interrogatoires tactiques, se dévoile une vérité sur cette mutinerie, ou plutôt une absence de vérité, typique de l’œuvre du metteur en scène. Lui, le chantre de l’ambiguïté morale, de l’impossibilité de réduire le bien et le mal à deux camps séparés, ne pouvait tirer sa révérence autrement qu’avec une pirouette manipulatoire au montage brutal. Un épilogue à la conclusion cinglante, que l’on pourrait juger réactionnaire, surtout si l’on imagine Friedkin, un vieux de la vieille, chantre du politiquement incorrect un temps mis au ban de Hollywood, à la place de Jason Clarke dans son speech sur cette jeunesse incapable de comprendre et respecter ses aînés. Il y a aussi un commentaire désabusé sur les causes et les inévitables dangers de l’engagement patriote, cette course vers la désillusion qui frappe ceux qui ne vivent que par et pour le drapeau. Queeg nous apparaît alors, à contre-courant de ce que le procès nous démontrait, comme un homme qui n’a pas saisi à quel point sa vision du monde était en décalage avec le présent.
Il ne faut donc pas passer à côté du plaisir simple de voir Friedkin baisser le rideau avec un film de procès, certes mineur, mais à son image – sans compromis et sans rien sacrifier aux modes – et porté par un casting en tous points exceptionnel (Sutherland tire le meilleur de ses deux scènes, mais Monica Raymond en avocate de l’accusation mérite aussi bien des louanges). C’est inattendu, inespéré, et cela nous fait d’autant plus regretter sa disparition.