Sorcerer : un chef d’œuvre sorti des limbes

par | 8 juillet 2015

Remake du Salaire de la peur, Sorcerer est LE chef d’œuvre méconnu de William Friedkin. Retour sur un classique au pouvoir de fascination extrême !

C’était il y a 11 ans, au Forum des Images. Pas peu fier de son exploit, le scénariste et réalisateur Roger Avary, à qui l’Étrange Festival a donné carte blanche, annonce qu’il a réussi à emprunter l’une des copies originales de Sorcerer, alias Le convoi de la peur, à son propriétaire, William Friedkin, ravi de pouvoir diffuser son œuvre dans le cadre d’une projection événementielle. Pour le public présent ce soir-là, l’occasion est rare : invisible en DVD en Europe, sorti dans une version atrocement recadrée et granuleuse aux USA (sans doute issue d’une copie VHS), victime d’un imbroglio juridique qui interdit au film une exploitation vidéo et télévisuelle digne de ce nom, Sorcerer est pour ainsi dire mythique auprès des cinéphiles.

Après tout, il s’agit là du projet qui a, en quelque sorte, coûté sa carrière au cinéaste oscarisé, qui sortait à cette époque du double succès de French Connection et L’Exorciste. Deux classiques du cinéma, qui lui ont valu gloire, fortune, et surtout jalousie dans le Hollywood des années 70. Sorcerer est l’équivalent symbolique d’un retour de bâton, critique et professionnel pour Friedkin. Les spectateurs de cette fameuse séance de septembre 2004 découvriront donc dans une ambiance religieuse ce film maudit, comme l’on rentre dans une pyramide fraîchement déterrée en plein désert : avec l’assurance, confirmée par une qualité d’image ahurissante, qu’il s’agit bien là d’une redécouverte majeure, d’une pièce maîtresse jaillie de cette période crépusculaire du Nouvel Hollywood, enterrée par un film qui sortira le même mois que Sorcerer, un certain Star Wars.

Une odyssée « conradienne »

Cette séance a eu lieu voilà 11 ans, et c’est le temps qu’il aura fallu au Convoi de la peur pour retrouver le chemin des salles, et des linéaires. Une décennie supplémentaire qui n’a pas entamé l’énergie de William Friedkin, plus excité que jamais à l’idée de donner une seconde chance à l’œuvre qui lui tenait le plus à cœur. « À l’époque du tournage, Sorcerer était devenu mon obsession. C’était le film pour lequel on se souviendrait de moi », révèle-t-il en substance dans son autobiographie (1). Il n’aurait sans doute pas imaginé qu’il faille 40 ans pour que cette certitude devienne réalité. Mais qu’importe : après avoir regagné les droits sur son œuvre, qui avait la particularité d’être coproduite par Universal et Paramount, le réalisateur de Killer Joe a supervisé la conversion 4K de Sorcerer. À la deuxième vision, une chose est claire : en dix ans, le film n’a pas pris une ride, et s’avère toujours aussi impressionnant à découvrir sur grand écran.

« Une redécouverte majeure, une pièce maîtresse jaillie
de cette période crépusculaire du Nouvel Hollywood. »

Qu’est-ce qui rend l’histoire de cette renaissance si importante ? Le film lui-même bien sûr. Comme le souligne le titre français, Le convoi de la peur est un remake du classique de Henri-Georges Clouzot, Le salaire de la peur, et du livre éponyme de Georges Arnaud. Lorsqu’il sort du triomphe de L’Exorciste, Friedkin, encore trentenaire, cherche l’inspiration pour son prochain projet et se prend de passion pour ce pitch désormais connu : quatre hommes au bout du rouleau, fuient leur pays pour se réfugier « là où personne n’irait les chercher », dans un trou perdu d’Amérique Centrale rongé par la corruption et la pauvreté, où la population est exploitée par une multinationale avide de pétrole. Quatre types peu aimables (beaucoup moins que ce charmeur grande gueule d’Yves Montand en tout cas), en quête de rédemption et d’une seconde chance, que le destin réunit après l’explosion d’un puits de pétrole : ils vont devoir convoyer, sur 300 km, une cargaison de nitroglycérine hautement instable, dans deux camions rafistolés. Du suicide. S’il garde l’essence même du concept d’Arnaud, Friedkin va lui donner une toute autre dimension que Clouzot, qui exorcise à travers cette histoire les démons de l’après-guerre : Sorcerer sera, plus qu’un film à suspense, un véritable voyage au bout des ténèbres, une odyssée conradienne marquée par un fatalisme tenace. À côté du Convoi de la peur, L’Exorciste apparaît rétrospectivement comme un sommet de happy end superficiel.

L’enfer sur Terre

L’un des collaborateurs clés de Friedkin pour préparer ce projet fou, adoubé par Clouzot en personne lors d’un voyage parisien, sera le scénariste Walon Green. Ce dernier a un CV limité mais prestigieux à cette époque, puisqu’il est entre autres l’auteur du script de La Horde Sauvage. C’est lui qui conseille à Friedkin de lire Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, mètre étalon du courant dit du « réalisme magique ». L’approche est idéale pour le cinéaste, passionné par l’esthétique du documentaire qui est sa marque de fabrique, et fin connaisseur depuis L’Exorciste des ambiances irréelles et de la manière dont le fantastique, l’indicible, peut justement contaminer le réel (un principe qui est aussi au cœur de films ultérieurs comme Bug). En quelques mois, un script prêt à tourner est délivré, avec pour titre provisoire Ballbreaker. Le film changera de nom au moment où les deux camions seront baptisés : l’un s’appellera « Lazare », l’autre « Sorcerer », des choix bien évidemment reliés aux thèmes de l’histoire.

Friedkin a déjà commencé les repérages d’un long-métrage qu’il veut le plus réaliste possible. Il veut amener toute l’équipe dans des régions inhospitalières d’Amérique du Sud. Mais l’Équateur, qu’il a choisi comme destination de rêve, bascule dans la guerre civile. Les producteurs s’étranglent : ce sera la République Dominicaine ou rien ! Sur place, l’équipe trouve le village idéal, un bidonville marécageux, où tout paraît construit avec des plaques de tôle et des bouts de pipeline recyclés. Tout comme dans Le Salaire de la peur, le dénuement physique et mental de nos quatre héros n’a pas besoin de mots pour être explicité à l’écran : s’ils ont atterri dans ce purgatoire, cet « enfer sur Terre », c’est parce qu’ils ont provoqué leur propre chute. Les routes dangereuses, la jungle épaisse, les bâtiments crasseux : le pays s’avère parfait au niveau visuel pour Sorcerer, qui se déroule il faut le souligner dans une contrée non spécifique. Friedkin aura moins de chance côté casting : inutile de rappeler maintenant dans quelles conditions il manqua d’avoir Steve McQueen pour vedette (Friedkin refusa de créer un poste imaginaire sur le tournage pour sa compagne, Ali McGraw), ce qui entraîna dans la foulée le désistement de Lino Ventura et Marcello Mastroianni. Un générique trois étoiles, qui aurait sûrement modifié le destin du film à sa sortie.

Quatre hommes face à leur destin

Le destin, justement parlons-en. L’un des apports majeurs du scénario de Walon Green par rapport au film de Clouzot, c’est la longue introduction (pratiquement trente minutes), qui saute d’un point à l’autre du globe pour nous présenter les quatre anti-héros que le destin va bientôt réunir. À Vera Cruz, le tueur à gages Milo (Francisco Rabal) abat une cible anonyme non loin d’une place agitée. À Jérusalem, le terroriste Kassem (Amidou, découvert chez Lelouch) échappe à la police israélite après un attentat en pleine rue. À Paris, l’homme d’affaires Manzon (Bruno Cremer, qui côtoie notamment dans des scènes Jean-Luc Bideau) est dos au mur après le suicide de son beau-frère et la découverte de ses arnaques financières. Dans le New Jersey, enfin, le petit gangster Scanlon (Roy Scheider, qui n’avait pas digéré le fait que Friedkin lui refuse le rôle du père Karras dans L’Exorciste) est dans le pétrin après avoir participé à un hold-up meurtrier contre la paroisse locale. En dévoilant par l’image, caméra à l’épaule, les actes qui ont conduit ces hommes au bout du monde, Sorcerer leur donne un relief inédit : le film ne les rend pas positifs, ni n’excuse leurs actes, mais il permet de comprendre ce qui les motive, et ce qui les sépare. Le périple qui les rassemble n’a rien de glorieux, et l’entraide qui se manifeste lorsqu’ils sont confrontés à des obstacles insurmontables est passagère (comme lorsque Scanlon fait un calcul rapide de l’argent qu’il gagnerait si l’autre camion n’arrivait pas à destination). La référence du metteur en scène pour l’occasion était Le trésor de la Sierra Madre. Quiconque a vu le chef d’œuvre de John Huston saisira cette approche dramatique tout sauf consensuelle.

Friedkin est obsédé par l’ambiguïté, les zones grises qui définissent chaque être humain. Bons ou mauvais, peu importe dans Sorcerer. Les hommes, après qu’ils aient remis en état de marche leurs camions, sont réduits à l’état de pantins dès lors qu’ils font face à la Nature, à ce Destin avec un grand D qui semble régir leurs vies, avec le plus grand mépris pour leurs espoirs personnels. Encore aujourd’hui, il est incroyable d’observer avec quelle aisance le réalisateur développe son récit par ses choix de montage, d’angles, d’éclairage et même de maquillage (voir ce visage terreux de Scanlon, qui s’extirpe comme un mort-vivant de la nuit). Si la première heure est plus explicative, plus « humaine » d’une certaine manière, le voyage lui-même se passe de mots. La raison cède la place à l’instinct, à la peur, puis à la folie. En fond sonore, la musique de Tangerine Dream, que Friedkin a découvert lors d’un voyage en Allemagne, se fait toujours plus présente, obsédante, inconfortable. Là où L’Exorciste mettait un visage, un nom sur une puissance invisible qui régirait le destin des hommes, Sorcerer déchaine lui les éléments sans mot dire. Scanlon et ses compères sont seuls, leurs camions aux profils bestiaux devenant paradoxalement leur seule véritable protection contre une mort certaine. Il va sans dire qu’un tel message de désespoir n’aurait aucune chance de voir le jour aujourd’hui dans une si grosse production. Car pour l’époque, Sorcerer était plus qu’un pari : Friedkin voyait le film comme un événement commercial, et l’argent investi dans un tournage rocambolesque devait se voir à l’écran. Et il se verra !

Un monument de suspense

Les anecdotes au sujet de Sorcerer sont nombreuses, et racontées par Friedkin lui-même en interview, ou dans Le Nouvel Hollywood de Peter Biskind. Pour dire les choses en peu de phrases, il faut imaginer un tournage aussi complexe, maudit et exténuant qu’Apocalypse Now ou Fitzcarraldo. En plus de perdre 20 kilos et d’attraper la malaria (et la grosse tête, ce qu’il avoue lui-même), Friedkin échappera à la prison à la frontière mexicaine, renverra une bonne partie de son staff à cause de la drogue, et s’arrachera les cheveux lors du tournage de LA scène clé : la double traversée d’un pont délabré en pleine tempête. Il faudra plus d’un mois, plusieurs millions de dollars, des tonnes d’eau et une volonté de fer pour boucler ce monument de suspense sur pellicule, fruit d’une logistique démente (le pont sera reconstruit planche par planche au Mexique après assèchement de la rivière, les camions placés sur des vérins pour ne pas qu’ils se renversent). C’est la concrétisation de l’ambition démesurée de Friedkin : tout devait être vrai. D’ailleurs c’était bien simple, il n’y avait pas d’autre solution. À l’écran, la vision de ces monstres mécaniques ballotés par le vent et les courants comme de vulgaires fétus de paille, ce moment surréaliste où Bruno Crémer est littéralement attaqué par un arbre à la dérive, alors qu’Amidou est à deux doigts d’être écrasé par son propre véhicule, et que les cordages se détachent à vue d’œil… La tension dépasse dans ces dix minutes tout ce que le film de Clouzot pouvait imaginer : c’est le nœud central de cette lutte désespérée entre ces quatre hommes et leur environnement. Leur victoire est filmée comme une épreuve divine, mais, marque de la cruelle ironie du cinéma de « Hurricane Bill », elle ne fait pas d’eux des héros pour autant.

S’ils ne sont pas les premiers choix du réalisateur, Scheider et Crémer, qui héritent des rôles les plus riches, s’avèrent être des choix pertinents pour incarner Scanlon et Monzon. Deux hommes pleins de contradictions, dont on soupçonne qu’ils se sont accomplis dans des conditions difficiles, et qui de fait se révèlent pleins de ressources face à l’adversité. Amidou et Rabal, dont les dialogues sont réduits au minimum, font également forte impression, ce dernier en particulier (qui devait être au générique de French Connection, avant que Friedkin n’engage par erreur Fernando Rey !) composant un Nilo glacial, aussi impitoyable avec une arme que lâche une fois dans le camion.

Le début d’un nouveau voyage

Aventure masculine terminale, à la résolution cynique mais bien plus satisfaisante, si on veut poursuivre la comparaison, que celle d’Apocalypse Now, Sorcerer deviendra à sa sortie cet échec marmoréen qui poussera Friedkin à s’isoler en France pour quelques temps avant de se refaire une santé avec le sympathique The Brink’s Job. On peut même avancer, les années passant, que le réalisateur aura connu un destin similaire à celui de ses infortunés personnages, piégés par des éléments hors de leur contrôle, forcés de passer par une épreuve de force pour espérer émerger, à l’autre bout de la nuit, plus forts et peut-être aussi plus complets. Il ne fait aucun doute que le réalisateur septuagénaire, qui ne mégote pas sur les apparitions publiques pour défendre la seconde vie de son chef d’œuvre, savoure cette résurrection « lazaresque » d’un film dans lequel il avait projeté toute son énergie juvénile, tout son savoir-faire de documentariste propulsé grâce à son culot en plein cœur de l’industrie hollywoodienne, sans qu’il ait jamais à transiger sur sa vision. Si les films suivants seront marqués par les compromis et les limitations budgétaires, ça n’est pas le cas du Convoi de la peur. Si vous avez la chance que ce film-expérience passe dans une salle près de chez vous, il serait criminel de le manquer. Sinon, la version française du Blu-ray est incontournable : l’ancien trésor réservé à quelques heureux spectateurs parisiens sera à votre portée, prêt à vous faire plonger, deux heures durant, dans un voyage éprouvant qui ne vous laissera pas indifférent.
(1) Friedkin Connection, les mémoires d’un cinéaste de légende, éd. de La Martinière