Gibraltar répare, comme son titre l’indique clairement, un défaut culturel quelque peu gênant : personne ne sait vraiment décrire ou situer cette presqu’île et son rocher, si ce n’est au sud de l’Espagne, « à côté du détroit » auquel elle donne son nom. Le troisième long-métrage de Julien Leclercq se charge en quelques minutes de faire un cours de politique-géographie accéléré, le temps d’un générique façon Le dessous des cartes, assez scolaire mais bienvenu : territoire sous contrôle britannique, au carrefour entre l’Europe et le Maghreb, entre la Méditerranée et l’Océan Atlantique, Gibraltar est de fait un « point chaud » pour les trafics en tous genres. Et ce depuis longtemps, puisque ce thriller adapté du roman de Marc Fiévet, L’Aviseur, se déroule en 1987, bien avant la signature du traité de Maastricht et l’instauration d’une véritable coopération en matière pénale entre les pays de l’Union. Autant dire qu’à cette époque, le flou juridique entourant la péninsule était du pain béni pour les cartels en tous genres.

[quote_right] »Le film n’est pas avare en gueules patibulaires et en tueurs sans remords, les plus impitoyables du lot : les Douanes françaises. »[/quote_right]Le film évoque en conséquence autant les polars mafieux, du type Traffic, que les thrillers d’espionnage d’antan, l’intrigue s’étendant sur pas moins de sept pays et plus encore de nationalités. Dans Gibraltar, l’engrenage dans lequel plonge de son plein gré Marc Duval, français expatrié en bord de mer croulant sous les dettes, prend vite des allures de roman de John LeCarré. Propriétaire d’un bateau qu’il ne peut rembourser, tenancier d’un restaurant qu’il gère difficilement avec sa femme et père d’un petit bébé, Duval n’arrive pas à voir le jour. Un agent des Douanes françaises plein d’ambition, Redjani Belimane, vient lui proposer de jouer les indics contre rémunération, bref de devenir un « aviseur » employé par l’État. Duval accepte, puis se prend au jeu, mais se rend compte que, côté narcotrafiquants comme côté gouvernements, chacun a beaucoup à gagner en se servant de lui. La spirale clandestine prend des allures encore plus menaçantes quand un Italien nommé Claudio Lanfredi entre en contact avec lui…

Entre raison d’État et loi du Talion

Gibraltar : seul contre tous

On doit le scénario de Gibraltar au nouveau spécialiste du polar français, Abdel Raouf Dafri, déjà à l’œuvre sur Un Prophète d’Audiard et le diptyque Mesrine de Jean-François Richet. Un connaisseur du genre, à l’écriture un peu mécanique mais exempte de fioritures, qui permet d’imprimer un rythme soutenu à une production assez complexe, que le réalisateur de L’Assaut porte à l’écran avec une efficacité indéniable. Le film jongle avec de multiples personnages défendant chacun leurs propres intérêts, des membres de l’IRA à d’impitoyables trafiquants marocains. La grande force du script est de coller invariablement aux basques de Duval, un type sincère, aimant et plein de ressources, mais qui, grisé par sa soudaine fortune, atteint malgré tout rapidement ses limites. Gilles Lellouche prête son charisme bourru, et un mélange convaincant de force et de fébrilité, à ce personnage qui finit, malgré ses réticences initiales, par se croire plus malin que tout le monde et se noie dans un maelstrom d’intrigues où dominent la raison d’État et la loi du Talion.

De fait, le film n’est pas avare en gueules patibulaires et en tueurs sans remords, les plus impitoyables du lot se révélant être ceux qui devraient représenter l’autorité, en l’occurrence les Douanes françaises. Tahar Rahim, en jeune coq de l’administration assez ambitieux pour monter des opérations clandestines mais trop installé pour oser en subir les conséquences, apporte une ambivalence et une retenue bienvenue à un rôle peut-être trop peu fouillé, et qui en conséquence aurait pu verser dans la caricature (contrairement donc à son patron, incarnation pure et simple de l’État broyant l’individu sans même sourciller). Soucieux de respecter la réalité historique (la reconstitution des années 80 est un sans-faute), Leclercq se fait par contre plaisir avec la peinture fantasmatique du grand bandit Claudio « Marco » Lanfredi, cliché du baron de la drogue option dragueur et amateur de chevaux, qui n’aurait pas dépareillé dans un opus du Parrain – influence avouée du comédien Riccardo Scamarcio, repéré dans Romanzo Criminale. Tout en remontant le fil d’une intrigue documentée, Gibraltar déploie ainsi avec une certaine opulence une ambiance de saga mafieuse à envergure internationale.

Le rocher de la tentation

Gibraltar : seul contre tous

Ce besoin de pointer un doigt accusateur sur un système de corruption institutionnalisé, sans renier l’envie de répondre aux canons esthétiques et dramatiques du genre, renvoie in fine aux grands thrillers italiens et francophones des années 70, époque à laquelle il n’était pas rare de croiser des anti-héros tourmentés, incarnés par Patrick Dewaere ou Tomas Milian, qui tentaient de défier des pouvoirs corporatistes avant de se perdre corps et âme dans la bataille.

On est d’autant plus ravi de voir Leclercq délaisser pour l’occasion les tics de pubard qui plombaient son Chrysalis ou le fétichisme bourrin qui caractérisait son Assaut. En dehors d’un deuxième acte tirant en longueur car tardant à introduire le véritable antagoniste de l’histoire, et du personnage assez artificiel de la sœur de Duval, il y a peu à redire sur la copie qu’il rend cette fois-ci, certes linéaire et appliquée, mais pas moins percutante, grâce à un scénario solidement charpenté et une belle performance d’acteur.


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Gibraltar
De Julien Leclercq

France / 2013 / 103 minutes
Avec Gilles Lellouche, Tahar Rahim, Riccardo Scamarcio
Sortie le 11 septembre 2013
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