A Taxi Driver : en route pour la démocratie

par | 30 octobre 2017

A Taxi Driver plonge dans l’Histoire d’une Corée opprimée à travers les yeux d’un chauffeur de taxi. Avec de gros sabots mais aussi une grosse émotion.

Le fait qu’A Taxi Driver (qui n’a absolument rien à voir, de près ou de loin, avec le Scorsese) soit le grand triomphe de l’année 2017 en Corée du Sud en dit long, d’une part, sur le pouvoir d’attraction inépuisable de sa star Song Kang-ho, et de l’autre, sur la volonté du pays de regarder son Histoire mouvementée dans les yeux. Alors qu’en France, les traumatismes sociaux du dernier siècle sont encore abordés au cinéma du bout des doigts et en se bouchant le nez, Jang Hoon (auteur du film de guerre The Frontline et du pas très convaincant Secret Reunion, déjà avec Song) dépeint l’un des événements les plus traumatisants de son pays sous la forme d’une comédie mélodramatique teintée de thriller politique, basée sur des faits réels. Un mariage des genres parfaitement antinomique, qui ne pouvait fonctionner, on le sait, que chez les Sud-coréens.

Deux hommes dans la tourmente

Quand A Taxi Driver débute, sur de la pop primesautière chantée à tue-tête par Man-seob, chauffeur de taxi à Séoul, il est impossible de deviner clairement dans quelle direction le réalisateur va pouvoir nous emmener. Cet humble veuf incarné par Song Kang-ho veille sur son outil de travail avec un soin maniaque et tente d’élever seul et sans moyens sa petite fille. Nous sommes en 1980 et, comme l’ont rappelé d’autres films sélectionnés au Festival du film coréen, la Corée du Sud est à l’aube d’une nouvelle période de dictature, suite à un coup d’État fomenté par la junte militaire. La répression brutale des mouvements citoyens et étudiants, en particulier, attire l’attention d’un journaliste étranger, Jürgen Hinzpeter (Thomas Krestchmann). Venu de Tokyo incognito, le reporter allemand sollicite à la suite d’un quiproquo les services de Man-seob. Leur destination : Gwanju, une ville placée dans un étau et où va se dérouler l’un des pires massacres de civils de l’Histoire du pays. Un événement qui va transformer à jamais ces deux hommes…

« Tout le film est tourné vers la question de l’engagement, politique, humaniste, moral de ses protagonistes. »

Pour qui connaît l’industrie et les codes du cinéma sud-coréen, A Taxi Driver est fidèle à ses étonnants préceptes. Voilà un film qui alterne à nouveau, parfois de manière complètement subliminale, le tragique et l’absurde, la gentille bouffonnerie et le drame le plus poignant. Ce cheminement est au cœur du projet de Jang Hoon, qui raconte la grande Histoire par le petit bout de la lorgnette d’un homme de la rue, dont l’éveil à la conscience politique se fait par couches successives. Man-seob, qui tire une forme de fierté de son indépendance et de son bref passé militaire, est tiraillé par les événements dont il est bientôt témoin, et qui l’obligent à abandonner son individualisme forcené. Tout le film est ainsi tourné vers la question de l’engagement, politique, humaniste, moral de ses protagonistes. Seulement, avant d’en arriver à ces questionnements, A Taxi Driver déroule aussi des séquences hilarantes, l’anglais très approximatif du héros (qui se vante d’avoir appris la langue pendant ses années à l’étranger) compliquant à chaque étape du voyage la communication avec Hinzpeter. Associée à la bande originale jazzy et la photo éclatant de couleurs chaleureuses, cette première partie rappellerait presque les comédies françaises des années 60-70. Imaginez maintenant que la suite dérape sans prévenir dans une ambiance proche de La déchirure, et vous aurez une idée de la fragilité de l’exercice dans lequel Jang Hoon s’engage avec assurance.

Grande Histoire et grosses ficelles

Film populaire par excellence, A Taxi Driver s’emploie à rendre limpides des faits historiques a priori plutôt complexes pour les profanes. Il serait exagéré de prétendre que les spectateurs ressortiront de la séance avec une connaissance aiguë des circonstances et ramifications du « massacre de Gwanju », que d’autres œuvres comme Peppermint Candy et May 18 ont aussi abordé dans leur temps. L’événement est en tout cas une partie intégrante de la psyché contemporaine de la Corée du Sud, et Jang Hoon, employant à l’occasion les gros sabots du mélodrame (overdose de violons, ralentis à la limite du voyeurisme sur les civils fauchés par les balles des militaires), n’est pas là pour faire œuvre de pédagogie. Le scénario s’engage rapidement sur les voies du film « d’occupation », avec ses méchants sans pitié, ses fuites à perdre haleine dans de sombres ruelles, ses stratagèmes désespérés pour esquiver les soldats… De ce côté-là, A Taxi Driver se montre relativement prévisible, et se laisse même aller à une certaine facilité en imaginant de toutes pièces une scène d’action aussi inopinée qu’hors-sujet, à l’image d’un dernier acte qui rompt un peu trop brutalement avec la simplicité d’approche et le réalisme stylisé qui précédait.

La plus grande réussite du film réside in fine dans la puissance du jeu de Song Kang-ho. Ce n’est pas la première fois (ni la dernière, on l’espère) qu’il faut dresser des louanges à la star de Memories of Murder, The Age of Shadows et tant d’autres classiques, mais comment faire autrement ? A Taxi Driver tient sur ses épaules, et tire une bonne partie de son pouvoir d’identification de l’aisance avec laquelle le comédien exprime les conflits intérieurs et les bouillonnements moraux de son personnage. Face à Thomas Krestchmann, qui écope d’un rôle un poil ingrat de professionnel taciturne, propulsant l’intrigue tout en restant à sa marge, c’est ce chauffeur en berne, dont l’origine et le statut sont résumés par son costume jaune et son taxi vert pomme, qui nous fait rire puis pleurer à chaudes larmes. Son évolution et ses contradictions, ce sont celles de tout un pays, et quel acteur pouvait le mieux incarner cela que Song Kang-ho ? On vous laisse chercher…