Being the Ricardos : ma sitcom bien-aimée
Révéler les dessous d’une série (et d’un couple) culte aux USA : un matériau rêvé pour un Aaron Sorkin plus fidèle à ses obsessions que jamais.
C’est peu dire que les personnages et les mythes associés de la sitcom I love Lucy sont inconnus des Français. Même si cette série américaine des années 50, pionnière du genre à bien des niveaux (elle fut la première à être enregistrée en public, avec plusieurs caméras, entre autres), a bien été diffusée tardivement chez nous à la fin des années 90, sa popularité n’a rien à voir avec le culte dont elle fait l’objet aux États-Unis. I love Lucy, qui dura de 1951 à 1957, c’est un monument de la culture pop des Américains, multi-diffusé pendant des décennies. Et une bonne partie de cette dimension indémodable est due à la personnalité de son actrice et productrice en titre, Lucille Ball. Starlette de série B lassée de voir le train de la gloire cinématographique lui passer devant, Ball trouva dans la petite lucarne de l’après-guerre matière à l’épanouissement de ses talents d’actrice comique et physique.
Vaudeville marital au rythme enlevé sur les aventures d’un couple de New-Yorkais attendrissants et leurs voisins acariâtres, I love Lucy valait aussi pour la présence aux côtés de Ball, dans le rôle de son mari, de son propre mari, Desi Arnaz, Cubain d’origine et vedette de cabaret musical. Un couple inhabituel à la télévision, inhabituel aussi par le pouvoir que leur célébrité conjointe leur apportait dans le show-business. En outre, les époux « Ricardo » (leur nom dans la série), qui divorcèrent dès les derniers épisodes diffusés, furent aussi sous le feu des critiques pendant le maccarthysme. Cest pourquoi le réalisateur-scénariste Aaron Sorkin, fin connaisseur du monde impitoyable de la télévision, s’est lancé avec Being the Ricardos dans la création d’un biopic en bonne et due forme sur les dessous d’I love Lucy.
Faire rire, c’est du sérieux
Bien qu’il se concentre sur une semaine clé de l’histoire de la série en 1953, condensant son scénario autour de la semaine de préparation d’un épisode de la deuxième saison, Being the Ricardos embrasse en fait derrière ce prétexte une bonne partie de la vie de Lucille (Nicole Kidman, très éloignée de son modèle, mais grimée à un point tel qu’on finit paradoxalement, après un gros temps d’adaptation, par oublier l’actrice et l’artifice) et de Desi (Javier Bardem, pas trop le sosie du vrai Arnaz non plus), dont l’histoire d’amour débute, comme par hasard, sur un plateau de tournage. Bardé de flash-backs, le scénario nous plonge également dans le tumulte d’une semaine pas comme les autres, entre accusations de communisme visant Lucille Ball, annonce d’une grossesse qui fait paniquer les annonceurs du show (il était impensable à l’époque de prononcer le mot « enceinte » dans cette prude Amérique), mystère autour des possibles infidélités de Desi, luttes d’influence au sein du casting et de l’équipe de scénaristes…
« Kidman et Bardem font vivre toutes les nuances de ce power couple pas comme les autres. »
Being the Ricardos est indéniablement un film ample, bouillonnant, qui combine l’appétit insatiable de Sorkin pour les récits choraux auscultant les mystères de la création, de l’écriture, de l’artifice (il fut rappelons-le le showrunner de la série Studio 60 on the Sunset Strip), son goût pour l’Histoire quand elle entre en collision avec la fiction (The West Wing reposait souvent sur cette dualité, tout comme le récent Les 7 de Chicago) et sa passion pour les mythes culturels fondateurs, dont il s’amuse à décortiquer la genèse et la pression inconsciente qu’ils exercent sur leurs instigateurs – thème récurrent et fondateur des scénarios de The Social Network et Steve Jobs. De Lucille Ball, fausse ingénu, mais vrai control freak chapeautant « sa » série, à l’humour désuet, mais qui se révèle irrésistible, avec la précision d’un horloger, il fait une héroïne attachante, car toujours en avance sur son temps. De manière un peu scolaire, le film la présente comme une star audacieuse tenant tête à tout son entourage, quitte à manigancer en toute discrétion pour consoler l’ego de son alpha-mâle de mari, casté à la demande de son épouse et souffrant du coup d’un petit complexe d’infériorité. Avec le métier qu’on leur connaît, Kidman et Bardem font vivre toutes les nuances de ce power couple pas comme les autres, dont la passion finit par s’incarner exclusivement devant les caméras via leurs doubles de fiction. La répétition sans fin d’une scène où Desi rentre en scène derrière Lucille, qui doit deviner son identité, provoque ainsi la colère de l’actrice qui répète « comment pourrais-je imaginer qu’il s’agisse d’un autre homme ? » – comme un mantra déchirant d’une femme en train de perdre l’amour de sa vie.
Pour le plaisir des dialogues
Jonglant, à travers un art du dialogue consommé (peut-il en être autrement ?) avec de multiples intrigues et sous-intrigues, parfois délicieuses lorsqu’il s’agit de dépeindre des fondus du langage et de la rhétorique (toutes les scènes dans la writing room, où se niche là aussi une lutte d’influences et d’égalité entre femmes et hommes), Being the Ricardos souffre peut-être d’une impression de trop-plein, d’ébullition artificielle. Sorkin prend ainsi des libertés avec la chronologie des faits au nom de l’efficacité dramatique, mais le plus souvent à bon escient – pas comme dans Bohemian Rhapsody, pour n’en citer qu’un. Parce qu’il adore les acteurs et le dialogue, chaque personnage a droit à son arc narratif personnel, au risque de déséquilibrer le portrait de couple qu’il nous promet pourtant par son titre – voir la place donnée au vieux comédien bougon William Frawley, que ce briscard oscarisé de J.K. Simmons transforme plus d’une fois en voleur de scènes.
De même, si elle peut montrer une certaine forme d’assurance, la mise en scène de Sorkin est plus timide que dans Les sept de Chicago. La photo, vaporeuse, est moins mémorable. Mais le rythme est là, la période comme les événements décrits sont passionnants, les personnages passionnés, et l’intelligence du propos et sa mise en corrélation avec l’époque actuelle font oublier bien vite le carcan parfois vitrifié du biopic à l’anglo-saxonne.