Bogotá, city of the lost : un périple colombien qui trahit ses promesses

par | 17 mars 2025 | À LA UNE, Critiques, NETFLIX

Bogotá, city of the lost : un périple colombien qui trahit ses promesses

Avec son personnage original de jeune coréen émigré en Colombie, Bogotá installe un univers prometteur qu’il ne parvient pas à exploiter. Déception !

Poursuivant le chemin tracé par des pionniers comme Ang Lee dans les années 1990 avec Garçons d’honneur, les films sur les diasporas asiatiques se sont multipliés ces dernières années avec des thématiques très éclectiques : la rude vie rurale américaine (Minari, Lee Isaac Chung, 2020), les liens sentimentaux à l’épreuve de la migration dans l’acclamé Past lives (Céline Song, 2023), la recherche des origines dans Retour à Séoul (Davy Chou, 2022) ou plus récemment les difficultés de s’assumer dans une société malade de ses clichés avec Dans la cuisine des Nguyen (Stéphane Ly-Cuong, 2025). Cependant, on pouvait peut-être regretter que cette effervescence créative ne mette pas la focale hors des lieux rebattus que sont l’Europe et les Etats Unis. Voir arriver sur Netflix, Bogotá : city of the lost, second film du réalisateur coréen Kim Seong Je, promettant une plongée dans la communauté coréenne en Colombie, pays plus connu pour ses guérillas et le trafic de cocaïne que pour son immigration asiatique ne pouvait que susciter la curiosité. Une audace payante ?

De belles promesses

Bogotá, city of the lost : un périple colombien qui trahit ses promesses

1998, la Corée plonge comme toute l’Asie du Sud Est dans la crise économique : faillites des épargnants, crise immobilière, disparition du conglomérat Daewoo, qui avec Samsung, est un symbole du miracle économique coréen des 80’s-90’s et intervention du Fonds Monétaire international. Le pays vacille. C’est dans ce contexte que débarquent à Bogota le jeune Gook-hee (joué sans fausse note par Song Joong-ki, vu dans les excellents Battleship Island et Space Sweepers) et sa famille après la faillite de leur entreprise.

L’idée de placer l’action en Colombie peut paraître assez incongrue. Car, pour qui s’intéresse ou étudie les migrations d’Asie (comme l’auteur de ces lignes), l’immigration asiatique la plus connue en Amérique Latine, c’est surtout la japonaise qui a démarré vers 1890 et qui marqua le sous-continent durablement, avec le régime autoritaire du Président péruvien d’ascendance japonaise Alberto Fujimori. De plus, historiquement la Colombie n’apparaît pas comme étant une terre de migration pour la population coréenne comme le fut le Mexique en 1905 (milles paysans s’installèrent dans la province du Yucatan) ou encore le Chili dans les années 1970-1980.

Ainsi, la présence coréenne en Colombie est très contemporaine et remise dans le contexte des années 1990 où se déroule Bogotá : city of the lost. Le pays, alors en pleine guerre civile, ne pouvait qu’attirer affairistes ou désespérés prêt à tout. De fait, utiliser la crise économique de 1998, qui continue encore de traumatiser la Corée du Sud tant elle fut ressentie comme une tragédie nationale, comme ressort dramatique, est assez pertinent pour justifier cette quête colombienne d’un nouvel eldorado.

Trafic de textile à Koreatown

Bogotá, city of the lost : un périple colombien qui trahit ses promesses

On retrouvera plus tard cette volonté d’ancrer le récit dans un contexte historique crédible avec les liens interpersonnels entre le père de Gook-hee et le patriarche de la communauté (joué par le vétéran Kwon Hae Hyo, vu dans les derniers films du maître Hong Sang-soo), liés par un passé militaire commun pendant la guerre du Vietnam. Une façon de rappeler que sous la dictature militaire du général Park Chung-hee (1962-1979), près de 320 000 soldats sud- qui ont combattu au côté des forces américaines contre le Viêt-Cong de 1962 à 1973. Mais outre cette ouverture maîtrisée et l’accent mis sur une diaspora peu connue, ce qui rend l’entame du métrage originale, c’est la très bonne idée du scénario de s’écarter de la drogue, pour plonger à la place ses héros dans le marché noir des vêtements coréens. Car après le vol des économies de la famille et des promesses non tenues, c’est dans les ballots illégaux de jeans, de doudounes et l’agitation des friperies du petit Koreatown de Bogotá que nos néo-arrivants devront suer et se battre pour relever la tête hors de l’eau.

« Au lieu d’approfondir les points intéressants du scénario,
Bogotá : city of the lost préfère nous narrer
une banale histoire de « rise and fall ». »

Ainsi, mises bout à bout, toutes ces singularités inaugurales accrochent le regard et l’on a hâte de découvrir les dessous d’un tel trafic, mais surtout la vie quotidienne, l’intégration de cette petite communauté dans un pays si lointain et différent de la Corée. Malheureusement, de ce canevas narratif hors des sentiers battus, le film ne fera presque rien, trahissant toute son introduction. Oubliés par exemple les affres de la migration en éliminant précocement le personnage intéressant du père, ruminant ses échecs, et qui servira quelques minutes d’élément perturbateur sans intérêt.

Mais surtout, au lieu d’approfondir les points intéressants du scénario, Bogotá : city of the lost préfère nous narrer une très banale histoire de « rise and fall » en refilmant strictement toutes les scènes d’une série Netflix comme Narcos, où les ballots de vêtements remplaceraient les pochons de drogue. Scènes de corruption de fonctionnaires ? Check. Fonctionnaires trop gourmands qui menacent le business ? Check. Jeunes loups qui fêtent le premier million dans une piscine sur de la pop en se douchant au champagne ? Check. Un vieux parrain tente un dernier coup pour éliminer la jeune concurrence ? Re-check. Discussions à la Tony Montana en mode « the world is yours » avant des dissensions au sein de la bande qui accélèrent leur chute ? Check again ! 

Plata o plomo*, le retour 

Bogotá, city of the lost : un périple colombien qui trahit ses promesses

Certes, on notera que l’ascension de Gook-hee, de petite main à contrebandier en chef, ne manque pas de péripéties, que les quelques scènes d’actions sont plutôt nerveuses et que la fin est moins convenue que de coutume. Mais sitôt le générique terminé, on soupire devant le gâchis d’avoir sacrifié toutes les particularités posées en introduction. Mis à part l’apparition d’une tontine entre commerçants (une mise en commun des fonds entre associés que l’on retrouve en Asie et en Afrique), le fonctionnement intra-communautaire est à peine esquissé. La description de la vie quotidienne en Colombie est très sommaire, la faute sans doute à l’arrêt brutal du tournage à Bogotá pour cause de Covid en 2021 et à la relocalisation du projet en Corée et à Chypre.

Ultime clou dans le cercueil de ses très bonnes intentions : plus on avance dans le visionnage, plus le film perd en crédibilité. En n’expliquant absolument rien sur le contexte économique local et les raisons du trafic de vêtements entre la Colombie et la Corée, les prises de risque des protagonistes paraissent au final assez grotesques pour des culottes et des jeans bas de gamme. Surtout à une période où le monde commençait à être submergé par les vêtements à bas prix de Chine, après l’adhésion de celle-ci à l’OMC en 2001.

Visionné sans déplaisir grâce à son casting impliqué, sa recette certes éculée, mais filmée sans temps morts, vite oublié tant il se montre quelconque dans la masse des productions de la plateforme, Bogotá : city of the lost restera au final un immense rendez-vous manqué, tant son postulat avait toutes les cartes pour offrir un très bon film inédit.

*En espagnol, « l’argent ou le plomb » : l’une des formules favorites de Pablo Escobar utilisées pour évoquer la corruption des forces de l’ordre