La séance de rattrapage : Battleship Island
Réalisateur de The Agent, Ryoo Seung-wan s’est surpassé avec Battleship Island, fresque guerrière aux morceaux de bravoure renversants.
Même si leurs noms peinent encore à devenir vendeurs pour le grand public, les grands auteurs du cinéma sud-coréen, comme Park Chan-wook, Hong Sang-soo ou Bong Joon-ho dominent aujourd’hui de loin les conversations cinéphiles, lorsqu’il s’agit de vanter les mérites artistiques du Pays du Matin calme. Il serait temps, après déjà dix films, d’adjoindre à cette liste de cinéastes de prestige Ryoo Seung-wan. Moins immédiatement identifiable par son style, le metteur en scène, traumatisé par la Shaw Brothers dans sa jeunesse, a dédié jusque là sa carrière à un genre commercial, et dès lors moins estimé : le film d’action. City of Violence, Arahan, et plus récemment The Agent et Veteran, ont consolidé sa réputation de surdoué du genre, capable avec des budgets serrés de délivrer des œuvres amples, excitantes et caractérisées par l’assimilation d’une tonne de références cinéphiliques, aussi bien occidentales qu’asiatiques. Pour un peu, on pourrait presque traiter le bonhomme de « Tarantino coréen », si son cinéma n’était pas si direct et premier degré dans ses intentions. Ryoo Seung-wan fait des films populaires avant tout, et avec Battleship Island, il vient de franchir son « étape Spielberg » : il prend à bras le corps un sujet historique tragique, et embrasse par le biais de personnages romanesques au possible la mémoire de toute une nation.
Survivre à tout prix
Parce que le Japon a toujours du mal à reconnaître l’ensemble des atrocités commises par le pays pendant et avant la Seconde Guerre Mondiale, l’histoire de l’île Hashima n’avait jamais été traitée sur grand écran avant Battleship Island. Ce bout de roche situé au large des côtes japonaises déjà filmé dans Skyfall, qui doit son surnom (« l’île Cuirassé ») à sa forme visible depuis l’horizon, a été transformée au 19e siècle en mine de charbon. Véritable bourgade surpeuplée, l’endroit est devenu pendant la guerre un véritable enfer sur Terre, des milliers de prisonniers coréens, chinois, mais aussi japonais, étant envoyés dans les mines ou dans les bordels ouverts sur place pour y travailler de force, jusqu’à l’épuisement et la mort. Le site est visitable, mais la documentation sur place ne fait même pas mention de ces événements.
Battleship Island culmine avec une « grande évasion » qui n’eut jamais lieu dans la réalité. Le film est pourtant tout entier tendu vers ce climax grandiose, dernier acte d’une saga qui fait se croiser une poignée de personnages plus ou moins héroïques, des témoins fictionnels unis par une même rage de survivre pour raconter la barbarie guerrière et l’injustice de leur sort. Après un prologue qui nous présente la forteresse comme un endroit bétonné, froid et battu par les vagues, dont on ne peut s’échapper, le film déploie une reconstitution luxueuse, avec force mouvements de grue et de foule. Lee (Hwang Jung-min, acteur fétiche du réalisateur, qui ressemble ici à s’y méprendre à Tony Leung) et sa fille So-hee (Kim Su-an, la petite actrice surdouée de Dernier train pour Busan) sont les meneurs d’un orchestre de cabaret qui tente de garder la tête hors de l’eau dans la Corée occupée. Bernés par un officiel, ils finissent dans un cargo en route pour l’île et sa mine, au milieu de centaines de prisonniers tout aussi inconscients de leur destination. Comme dans un film de John Sturges, il s’agit ensuite pour la petite famille, déchirée dès son arrivée, de manigancer et survivre, aux côtés de figures troubles et imposantes : un leader de la Résistance qui cache quelques secrets, un mafieux au grand cœur, et même un barbouze formé par l’OSS, envoyé en catimini pour l’île et catalyseur de l’évasion. Autant de protagonistes immédiatement charismatiques, que Ryoo Seung-wan fait s’incarner avec un souffle romanesque évident, généreux. On pense autant, en voyant Lee et So-hee se débattre dans la tragédie pour conserver intact leur lien fusionnel, à La vie est belle de Benigni, qu’au Transperceneige dans la description des liens de manipulation troubles qui s’établissent entre prisonniers et geôliers.
Du courage, fuyons !
L’immersion dans ce monde très littéralement au bord de l’abime (sous terre, au bord de la mer déchaînée, sous la menace du feu aérien) est facilitée par d’incroyables décors, bâtis pour les besoins du film sur une ancienne base militaire près de Séoul. Ryoo Seung-wan explore la « ville » sous tous les angles, des salons cossus japonais aux tréfonds des fragile galeries creusées sous l’océan, en passant par les cellules nues, les bains collectifs et les chemins de ronde. Un véritable labyrinthe rocailleux à ciel ouvert, idéal pour concocter des scènes classiques comme le combat de coqs entre prisonniers, les plans secrets qui se déroulent la nuit à l’ombre des projecteurs, etc. Seung-wan n’esquive aucun passage obligé attendu, mais parvient à les sublimer grâce une maîtrise technique remarquable, entre usage édifiant du gros plan et sens palpable de l’espace. En clair, le cinéaste sait aussi bien valoriser les performances dramatiques de ses acteurs (tous mémorables, y compris l’idole des jeunes coréennes Song Joong-ki) que chorégraphier ses scènes d’action, de plus en plus massives et mémorables au fil des minutes.
Utilisant une trame classique et des protagonistes archétypaux, conçus pour symboliser la société coréenne dans son ensemble, Battleship Island restera surtout dans les mémoires pour son dernier acte, d’une intensité formelle et dramatique absolument renversante. Si The Agent et City of Violence avaient déjà donné une indication de l’amour de Seung-wan pour Sergio Leone, The Battleship Island explicite cette influence en utilisant carrément l’Ecstasy of Gold d’Ennio Morricone à un moment-clé de la bataille qui oppose les Coréens en fuite aux soldats japonais. Le lyrisme échevelé, une certaine glorification du sens du sacrifice (le film est indéniablement patriotique, même s’il n’est pas si belliciste qu’on le pense), c’est ce que vise Ryoo Seung-wan durant ces folles séquences guerrières, qui s’étalent dans un Cinémascope tellement démesuré que n’importe quel blockbuster hollywoodien contemporain semble dénué du moindre souffle en comparaison. Le film achèvera de nous terrasser lors d’un déchirant épilogue au goût de cendres et d’apocalypse, questionnant la notion de « victoire » dans un conflit où comme le rappelait il y a déjà longtemps Oliver Stone, « l’innocence est la première victime ».