Bone Tomahawk : le western mord encore
Bone Tomahawk célèbre la rare rencontre entre le western désenchanté et le film de cannibales. Le résultat est, logiquement, très singulier !
Au cas où vous ne le sauriez pas, le western, plus de 100 ans après son apparition sur pellicule, n’est toujours pas mort. Il n’en finit pas de muter, de rôder entre classicisme suranné et expérimentations casse-gueules. À défaut de crier au chef-d’œuvre, il est donc de coutume, à chaque tentative, de saluer l’effort, en tout cas quand lesdits films parviennent jusque sur nos écrans. Dans le cas de Bone Tomahawk, qui a obtenu le Grand Prix du festival de Gérardmer, le voyage s’effectuera directement en vidéo, malgré la présence en tête d’affiche d’une star « tarantinienne » nommé Kurt Russell.
Retour à la fin du XIXe siècle. Dans un coin désertique du sud des États-Unis, le quotidien paisible de la ville de Bright Hope est troublé par un vagabond (David Arquette) aux motivations louches. Le shérif Hunt (Russell) et son vieil assistant Chicory (Richard Jenkins) ont vite fait d’arrêter l’individu et de le jeter dans sa cellule, mais ils ne savent pas encore à qui ils ont vraiment affaire. Dans la nuit, l’homme est kidnappé en compagnie du shérif adjoint et de la femme du cowboy Arthur O’Dwyer (Patrick Wilson), qui a la jambe cassée. Les indices laissés sur place ne laissent aucun doute : les ravisseurs appartiennent à une tribu de troglodytes, qui s’avèrent être très portés sur la chair humaine. Les trois hommes n’ont d’autre choix que de se mettre en selle pour aller les sauver, aidés dans leur périple par un ex-mercenaire distingué nommé Brooder (Matthew Fox).
Chevauchée vers l’enfer
Bone Tomahawk, étonnamment, est un premier film pour son réalisateur, scénariste et co-producteur S. Craig Zahler. À 43 ans, ce romancier prolifique est devenu un galérien du scénario à Hollywood, avec une pelletée de scripts non tournés à son actif, et un seul crédit d’importance, le script du très bon The Incident. Il est donc peu étonnant de voir dans ce western loin des modes, un film de scénariste plutôt qu’un manifeste de mise en scène. De son propre aveu, Zahler n’a pas cherché à en mettre plein la vue visuellement avec ce récit à la croisée des genres, mais de toute façon, aurait-il pu le faire ? Bone Tomahawk, qui s’étire au-delà des deux heures de métrage, a été tourné pour deux millions de dollars en moins d’un mois dans les acres désertiques d’un ranch californien, censé représenter les régions arides du Texas. L’atout maître du film, ce sont donc avant tout ses personnages, ses dialogues et le mix plus qu’osé entre chevauchée élégiaque et débordements gore dignes du bis italien, qui lui ont valu d’être distingué dans une manifestation dédiée… au cinéma fantastique.
« L’horreur, que l’on entrevoit dans le prologue, viendra en son temps, pour les plus patients. »
Les personnages, donc, ce sont ces quatre hommes, partis comme John Wayne en son temps à la recherche d’une femme kidnappée par des « sauvages », qui ont plus à voir avec une tribu amazonienne reculée qu’avec les traditionnels Indiens – le spécialiste local de Bright Hope prend d’ailleurs le temps de différencier ces hommes des cavernes des véritables « Peaux-Rouges ». Ils s’éloignent tous, au fil de leur voyage, du cliché qu’ils représentent : l’homme de loi, droit et taiseux, est représenté par Kurt Russell. Avec son look formidable (le même que pour Les Huit Salopards, qu’il a tourné juste après), son attitude bravache qui traduit le courage et en même temps la fragilité de celui qui se sait soumis à son devoir, Russell impressionne une fois de plus et marque les esprits. Son fidèle adjoint, un veuf candide aux monologues désarmants (et usants), est campé par un Richard Jenkins méconnaissable et mémorable. La même chose peut être dite pour le cowboy croyant, boiteux et têtu joué par Patrick Wilson (The Conjuring), qui refuse d’être handicapé par sa jambe, même au lit avec sa femme, comme pour le « dandy flingueur » au passé mystérieux, un rôle a priori secondaire que Matthew « Jack » Fox investit avec un aplomb inédit. Plus que les fusillades ou les morceaux de bravoure, que la production ne pourrait de toute manière pas se payer, ce sont les interactions au sein de ce quatuor improvisé, inconscient du vrai danger qui les menace, qui intéressent le plus Zahler. L’horreur, que l’on entrevoit dans le prologue, viendra en son temps, pour les plus patients.
Crépusculaire, mais vivifiant
Le reproche le plus couramment envoyé vers Bone Tomahawk est sa lenteur revendiquée. Bien que moins long que le dernier western en date de Tarantino, le film partage malgré tout avec lui son goût pour les moments de creux et l’attention aux détails infimes qui participent malgré tout à construire de riches personnages. Bien sûr, le réalisateur aurait pu se permettre de tailler un peu dans le gras de son scénario, qui commet parfois l’erreur de ralentir l’action par une scène dialoguée, alors même que celle-ci semblait dicter le rythme. Il y a, tout simplement, un parfum d’auto-satisfaction chez le romancier devenu cinéaste qui rend parfois Bone Tomahawk indolent plus que fascinant. L’homme paraît sûr de ses effets, mais dans l’ensemble il n’a pas tort : on avait pas vu depuis Vorace un tel choc frontal entre personnages clés du mythe de la Nouvelle Frontière et figures archétypales du film de cannibales. Faire se côtoyer dans un même film images de cowboys regroupés autour d’un feu de camp, règlements de comptes à l’ancienne dans un (tout petit) saloon et démembrements ultra-graphiques filmés plein cadre dans une sombre caverne, a de quoi perturber l’esprit !
Bone Tomahawk ne ressemble, c’est sûr, à pratiquement aucun autre film. La qualité de son interprétation et de son écriture excuse les inévitables passages à vide, mais il est permis de regretter la direction artistique sans génie (le repaire des cannibales et les trois-quatre décors de Bright Hope évoquent plus un téléfilm de chaîne câblée qu’autre chose) et la photographie terne et pas très gracieuse qui viennent accabler une mise en scène fonctionnelle, hormis quelques passages plus inspirés. Pratiquement absente, la musique, quant elle apparaît, rajoute au caractère étrange de l’ensemble, qui cultive jusque dans le choix de ses seconds couteaux (Sid Haig, Michael Paré et Sean Young, entre autres, font des apparitions éclair) son goût pour les cinéphilies alternatives ou oubliées. Le film fonctionne in fine tout autant comme un baroud d’honneur qu’une régénération radicale du genre, et cette simple, mais paradoxale impression, suffit à rendre ce projet précieux et mémorable.