Bodied : attention, rap méchant
Satire percutante et rap battles brutaux s’entrechoquent dans la claque Bodied, assénée par l’iconoclaste Joseph Kahn. Êtes-vous prêts à être offensés ?
Bien plus rare au cinéma que sur YouTube, où la pelletée de clips qu’il a confectionnés en 20 ans pour des stars comme Taylor Swift, U2, Eminem ou Britney Spears ont marqué au fer rouge la pop culture, Joseph Kahn n’en est pas moins un metteur en scène captivant. Un commentateur avisé en même qu’un artisan surdoué du divertissement de masse, qui avait adressé un doigt d’honneur suicidaire aux studios hollywoodiens en livrant le surréaliste Torque, et inauguré les années 2010 avec le melting-potméta-post-moderne Detention, sûrement le slasher le plus épuisant et frénétique jamais vu de ce côté du globe. Considérant ses escapades dans le long-métrage comme des « vacances » plus qu’un job à part entière, Kahn a attendu sept ans avant de revenir aux affaires avec Bodied, production tout aussi indépendante que la précédente – et l’on comprend vite pourquoi.
Psychopathes de la rime
Liberté de démolition
Chapeauté par son amigo Eminem, et logiquement marketé comme une sorte de 8 Mile plus underground, Bodied cache sous ses airs de chronique musicalo-sportive une satire urgente et incorrecte au possible de notre époque obsédée par la communication et la reconnaissance. Tourné au moment où Trump accédait à la surprise quasi-générale à la Maison-Blanche, le film de Kahn tombait – et tombe encore, alors que le film sort, presque comme une évidence, sur le format premium de YouTube – à point nommé pour recentrer le débat sur une évidence que l’on avait tendance à oublier, dans une société obsédée par la libéralisation de la parole tous azimuts : les mots ont un pouvoir et nous ne cessons de le gaspiller.
Parce qu’il ne se passe pas une journée sans qu’une vaine polémique enfle sur les réseaux sociaux à cause d’une phrase « malheureuse », ou qu’une personnalité clivante se plaigne de « ne plus pouvoir rien dire » (sous-entendu « rien dire d’offensant »), la vision d’un film comme Bodied est salutaire. Récit initiatique divertissant, mais amer et rentre-dedans, le film propose un discours incroyablement articulé et complexe sur une multitude de thèmes sensibles. Doit-on tracer une limite entre la performance artistique et le propos offensant ? Est-il acceptable d’intégrer les codes d’une autre culture pour la retourner contre ses représentants ? La liberté d’expression est-elle compatible avec l’utilisation du mot « nègre » ou d’un cliché raciste ? Ou faut-il nécessairement rappeler la différence entre utiliser un terme injurieux et faire référence à celui-ci dans un contexte particulier – une question à laquelle Viggo Mortensen s’est trouvé douloureusement confronté récemment, au cours de la promotion de son Green Book – ?
Une époque impitoyable
Bien qu’il surfe sur les codes du rap et du hip-hop, que Kahn ne connaît que trop bien, Bodied touche indéniablement à quelque chose de plus vaste, d’infiniment actuel et politique. Tous comme les internautes déversant leur fiel à la moindre occasion sur un people ou politicien, Adam et ses acolytes rappeurs trimballent des complexes cachés, des fêlures et une forme d’insécurité qui explosent lorsque leur parole se libère dans un torrent jouissif de mots plus ou moins maîtrisés. Certains y voient un talent, d’autres un culte gênant de l’agressivité érigée en mode de pensée. « Quand on passe ses journées à imaginer toutes les façons d’injurier quelqu’un, c’est qu’on est pas bien dans sa tête », finit d’ailleurs par lâcher Maya à Adam.
Comme le film finira par nous le faire comprendre, en transformant un outsider innocent en connard pathétique et prétentieux, notre époque est de toute manière plus impitoyable que jamais, et tout ce qui s’éloigne des normes finit par être ingurgité et recraché sous une forme acceptable. Bodied nous parle de cloisonnement social, de gentifrication des classes populaires, d’appropriation culturelle, tout en alignant une galerie de formidables personnages d’outcasts aux noms de personnages aussi fleuris que les acteurs (pour certains de véritables pros de la discipline) qui les interprètent : Charlamagne tha God, Dizaster – qui incarne le tout aussi intimidant Megaton, Che Corleone…Le film, garni d’effets visuels à la Scott Pilgrim mais indéniablement plus « posé » que Detention, plaira aux fans de 8 Mile, mais sa cible est bien plus large, son discours, féroce et ironique, mais jamais sentencieux, bien plus vaste. Il vous suffit d’entrer sur le ring, pour entendre sa salutaire parole.