El Infierno : grandeur et décadence d’un porte-flingues
El Infierno, énorme succès mexicain à sa sortie en 2010, est un drôle de film de mafia sous influence de Peckinpah, qui conte l’itinéraire mouvementé d’un porte-flingues.
Piétiner le drapeau national l’année des 200 ans d’indépendance de la nation, voilà un geste anti-patriotique par excellence ! L’outrage aura même fait sortir le président Calderon de ses gonds. Cinéaste frondeur et totalement inconnu chez nous, Luis Estrada avait déjà, avant cet ambitieux El Infierno, coutume de s’attaquer sans détours à la politique mexicaine, aux travers d’une société que l’on sait rongée par la corruption et les cartels de drogue. Avec son dernier essai, énorme succès dans son pays d’origine à l’époque de sa sortie (pour l’anecdote, El Infierno a partagé en 2010 le haut du box-office avec… Machete de Robert Rodriguez), l’agitateur annonce immédiatement la couleur : El Infierno sera l’illustration d’un enfer sur Terre vécu par un Candide un peu particulier.
Les Affranchis, sauce piquante
Se déroulant dans les états frontaliers, les plus touchés par la pauvreté et la généralisation des guerres entre narcotrafiquants, El Infierno s’ouvre sur le retour au pays de Benny Garcia (Damian Alcazar, acteur fétiche d’Estrada), un gentil fils de paysan qu’une vingtaine d’années passées en tant qu’immigré clandestin aux USA a rendu un peu amer. Éduqué comme un honnête homme, Benny redécouvre pourtant une ville d’enfance où le seul moyen de gagner beaucoup d’argent est de travailler pour le cartel local. Incidemment, il doit aussi entretenir sa veuve de belle-sœur et son neveu. Aux côtés d’un ami de longue date devenu un gangster craint et respecté, El Cochiloco (Joaquin Cosio, vu en méchant dans Quantum of Solace), il grimpe avec méfiance, puis un certain plaisir, les échelons de sa famille mafieuse. Qui pourrait les arrêter, vu que la police et les juges sont payés pour fermer les yeux ? Il faudra que la cruelle réalité vienne frapper Benny en plein visage pour qu’il réalise que derrière l’argent facile, une mort très violente est la seule issue possible…
« El Infierno marche en terrain connu, à ce détail près que le film revendique, jusque dans ses contradictions, l’identité mexicaine. »
Extérieurement, ce récit de l’ascension et de la chute d’un second couteau, pour lequel sa richesse soudaine est le moteur d’une vengeance sociale longtemps attendue, n’a rien de bien original. Estrada en appelle aux classiques du genre, de Scarface aux Affranchis, en passant par l’humour noir des frères Coen et la distanciation macabre de Tarantino. El Infierno marche en terrain connu, à ce détail près que le film revendique, jusque dans ses contradictions, l’identité mexicaine. Celle qui fait que le récit se moque ouvertement d’un parrain soumis aux desiderata de son épouse, qu’il brosse le portrait d’un Cochiloco aussi violent que fier de ses sept enfants. Ou qu’il ose des gags visuels inopinés pendant des scènes de sexe ou d’enterrement, parce que dans cette danse macabre, les personnages sont à peu près tous des pantins désarticulés, à l’horizon intellectuel limité.
Un chaos inéluctable
Cela n’empêche pas de se prendre d’affection pour Benny et sa clique : naviguant entre second degré et émotion brute, entre sens du détail pittoresque et saillies sanglantes qui n’épargnent personne, Estrada dresse en filigrane le paysage d’une société sinistrée, où même les figures les plus intègres (le parrain de Benny, un honnête garagiste) acceptent au final de profiter de cet argent sale, seule lueur d’espoir dans ce monde de perdition. C’est cette adresse scénaristique, malgré ses grosses ficelles et ses changements de ton abrupts, qui permet de comprendre in fine le propos du cinéaste, qui abat littéralement toutes ses cartes dans un final apocalyptique citant presque au plan près La horde sauvage. Pour le coup, la charge est tout sauf subtile, puisque c’est la fête même de la naissance d’une nation qui est réduite en poussières scintillantes, tandis que résonne dans la nuit un ironique feu d’artifices.
Estrada conclut son épopée (presque deux heures et demi, vingt minutes de plus dans sa version originale) sur une note d’humour qui ne fait pas illusion : à l’image des décors décharnés que Benny traverse (auxquels s’oppose bien sûr la riche demeure de son patron), El Infierno n’offre que peu de solution au chaos qu’il orchestre. Il érige juste, patiemment, sincèrement et avec un panache bien personnel, un doigt d’honneur rageur vers les responsables de cette situation. Qui a dit qu’on ne pouvait pas mélanger divertissement et dénonciation politique ?