Big Brother : vaudeville à Hong Kong

par | 8 novembre 2011

Retour sur un bijou méconnu de Jackie Chan, où il forme avec Anita Mui un faux couple irrésistible digne d’un (acrobatique) vaudeville.

Remontons dans le passé. À Hong-Kong, dans les années 80, Jackie Chan est devenu en peu de temps (mais beaucoup de films) une vraie mégastar, dont le succès et la renommée dépassent de loin celle des autres vedettes de la colonie britannique, de Danny Lee à Chow Yun-Fat. Entraîné à la dure par les maîtres de l’Opéra de Pékin dès son enfance, Chan Kong-Sang de son nom d’origine, s’est révélé comme un athlète surdoué et un acteur charismatique, assez malin pour être repéré par un producteur opportuniste, Lo Wei, qui essaie de lancer sa carrière en faisant de lui le nouveau Bruce Lee (avec, entre autres, La nouvelle fureur de vaincre…). Peine perdue.

Un défi autant qu’un caprice

Le style de Chan, qui va rapidement trouver ses marques grâce à un cinéaste-chorégraphe ayant compris son potentiel, Yuen Woo-Ping, ce n’est pas le drame sérieux, mais la comédie burlesque. Ses capacités martiales, c’est certain dès Le maître chinois, sont utilisées à des fins ironiques, moquant en même temps qu’elles les modernisent les clichés habituels du film de kung-fu. De plus, l’acteur – bientôt producteur – n’hésite pas à situer ses scénarios dans le monde moderne, détournant des lieux familiers pour y installer un chaos généralisé à base de cascades impossibles.

Rassemblant autour de lui la crème des cascadeurs locaux (la « Jackie Chan Stunt Team ») et ses deux meilleurs amis issus comme lui de l’Opéra de Pékin, Samo Hung et Yuen Biao, Jackie Chan traverse les années 80 en enchaînant les succès (Police Story, Le marin des mers de Chine, Dragons forever). Ultra visuel, accessible et bon enfant – Jackie proscrit systématiquement les scènes de sexe et d’ultra-violence de ses œuvres, bannissant presque l’utilisation de faux sang et privilégiant le happy end -, son univers s’exporte efficacement auprès d’un public occidental fasciné par ces dangereuses pitreries chorégraphiées. Seules ombres au tableau, son échappée hollywoodienne s’est soldée par un échec sans appel. Mais Jackie adore Hollywood, et avec ce grand, cet énorme caprice de star qu’est Big Brother, alias Miracles dans son premier titre d’exploitation française, il va le lui faire comprendre sans détours.

King for a day

Sorti en 1989, Big Brother bénéficie d’un budget démesuré pour la péninsule de 9 millions de dollars US. Jackie Chan vient d’enchaîner un nouveau hit, Police Story 2, et le légendaire studio Golden Harvest lui ouvre grand les portes du coffre pour mener à bien son projet de comédie d’action en costumes, remake du film de Frank Capra Lady for a day (le cinéaste américain avait par ailleurs réalisé lui-même une nouvelle version de son œuvre, Milliardaire pour un jour, qui restera comme son dernier film). Cumulant les casquettes sur la plupart de ses tournages, Chan est plus que jamais au centre des opérations pour l’occasion. Souhaitant prouver qu’il n’est pas qu’un saltimbanque virevoltant tout juste bon à jouer les pitres casse-cou, il soigne sa reconstitution historique autant que son style visuel.

Big Brother se déroule dans les années 30. Chan y joue Cheng, un provincial sans le sou venu tenter sa chance à Shangaï, et qui par un concours de circonstance incroyable, devient le nouveau chef d’un gang mafieux local, nouvellement propriétaire d’un cabaret. Naïf et honnête, le nouveau « big brother » prouve aux porte-flingues qu’il dirige que leur fortune peut être faite en gérant un business légal, grâce à une meneuse de revue haute en couleurs (Anita Mui). Cheng doit toutefois gérer un traître dans son camp, un gang rival et un quiproquo quatre étoiles qui va occuper tout le dernier acte : la Dame aux Roses, une femme pauvre à qui Cheng achète régulièrement des fleurs (elles lui portent bonheur à chaque fois), doit recevoir sa fille, partie se marier aux Etats-Unis avec une riche famille. La vieille dame doit se faire passer pour quelqu’un de la haute société. Cheng va devoir mettre tout en œuvre pour donner cette illusion lors d’une visite où les portes vont claquer, les gags s’enchaîner, dans le plus pur style du vaudeville théâtral.

Hollywood – Shangaï

Comme on le voit, Big Brother va plus loin, beaucoup plus loin dans son scénario que les polars et films d’aventure typiques de Jackie Chan. Dans sa version intégrale sortie en DVD, ce long film (plus de deux heures au compteur, une rareté dans la filmographie de l’acteur) propose une véritable progression narrative et dramatique centrée autour de l’apprentissage de Cheng, entouré de bras droits soit sentencieux, soit idiots, et de ses relations avec la police et les mafieux qui veulent lui nuire. De multiples sous-intrigues, parfois inutilement étirées (celle centrée sur le sergent « clouseauesque » joué par Bill Tung, notamment), pimentent un récit qui prend le temps d’habituer le spectateur à un univers évoquant forcément l’âge d’or d’Hollywood, ne serait-ce que par son décor de cabaret.

Jackie Chan n’a jamais caché son amour du cinéma américain classique, citant régulièrement Buster Keaton ou Charlie Chaplin comme de grandes influences, rendant explicitement hommage à Harold Lloyd lors d’une scène du Marin des mers de Chine. Ne pouvant à l’époque prétendre à devenir une grande star aux Etats-Unis, Chan en reproduit le faste scintillant et l’énergie comique « chez lui », donnant mine de rien à son Big Brother des allures épiques (par sa durée) et opulentes (par sa mise en scène). Multipliant les mouvements d’appareil, les plans-séquences et les séquences riches en figuration, Chan tente plus de choses que d’habitude. Même les scènes d’action, rares mais marquantes, bénéficient de cette valeur ajoutée en investissant des décors inédits, et en restant toujours importantes dans la construction narrative – ce qui avouons-le, est loin d’être toujours le cas dans sa filmographie.

L’homme au chapeau

Chan se fait indéniablement plaisir derrière, mais aussi devant la caméra, endossant le costume sur mesure d’un leader « par accident » montrant de surréalistes capacités d’adaptation, tout en gardant un côté à la fois goofy (on n’est jamais loin du « mo lei tau », cette forme parfois hystérique et infantile d’humour local) et cool : voir le gimmick du chapeau lancé à l’aveugle sur le porte-manteau – peut-on faire chose plus classe à l’écran ? On pense rétrospectivement à la tentative similaire de son ami Stallone, ayant à la même période tenter de jouer la comédie pure avec un remake… d’Oscar, avec un succès artistique bien moindre à l’arrivée.

Les capacités d’acteur de Chan sont limitées, lui-même en est sans doute conscient (Crime Story avait toutefois en son temps montré son aptitude insoupçonnée pour des interprétations plus torturées). Mais avec ce projet monté dans la douleur – neuf mois de tournage, des décors détruits par des intempéries, sans parler des cascades ratées toujours insérées dans le générique de fin -, il s’est prouvé à lui-même qu’il pouvait réussir un projet d’envergure, hors des sentiers battus, dévoilant une nouvelle facette de son univers personnel.

L’histoire retiendra toutefois que ce rêve rutilant de gosse en Technicolor s’est soldé par un échec sans appel, obligeant Jackie Chan à repartir vers des horizons plus commerciaux dès l’année suivante, avec Opération Condor. Un film d’action bien moins original et réussi, mais qui bénéficiera lui d’une sortie cinéma en France. Le début d’une autre carrière internationale pour l’ami Jackie…