Ferrari : un bolide mannien en pilotage automatique
Dix ans après Hacker, Michael Mann revient au cinéma pour un portrait austère, mécanique et frustrant du célèbre Enzo Ferrari.
Aussi révéré, et à juste titre, que soit Michael Mann, l’un des artistes les plus précieux du 7e art, voir le réalisateur revenir derrière la caméra à 80 ans, une décennie après l’échec douloureux de Hacker (et celui, moins immédiatement douloureux, de son précédent film Public Enemies) n’avait rien d’une évidence. Le cinéma adulte, anti-commercial, immersif du metteur en scène américain n’est clairement plus en phase avec l’industrie hollywoodienne – et de fait, Ferrari, qui représente un come-back inespéré, s’est financé de manière indépendante, à la faveur d’une résurgence de l’univers des sports automobiles sur grand écran, avec Rush ou Le Mans 66 (dont Mann était l’un des producteurs exécutifs). Ferrari fait partie des vieux projets de cœur de l’artiste – qui devait au départ le réaliser avec Sidney Pollack – et constitue de ce fait, et sans surprise, un condensé de ce qui fait le cinéma de Michael Mann : une plongée maniaque, sensitive dans la psyché d’un héros tout aussi perfectionniste que son metteur en scène, dévoué corps et âme à un art qui le consume en même temps qu’il l’isole. Du pain béni pour Mann, qui ne débouche pourtant pas sur la réussite attendue, malgré ses reconstitutions rutilantes et une inspiration stylistique qui ne l’a heureusement pas quittée.
Un « héros » génial, mais impénétrable
Tout comme Ali, Ferrari esquive la voie familière du biopic traditionnel, et se déroule exclusivement pendant l’été 1957, une année charnière dans la vie d’Enzo Ferrari. Le « commendatore » (Adam Driver transformé, qui nous refait le coup de l’anglais avec accent italien après House of Gucci), ancien pilote, designer automobile de génie et chef d’entreprise sujet au culte de la personnalité, est au bord de la faillite et ébranlé par la mort, un an plus tôt, de son fils Dino. Sa femme, Laura (Penelope Cruz, dans un rôle taillé sur mesure), doit composer avec les infidélités de son mari, qui lui cache depuis des années sa liaison avec une autre femme, Lina Lardi (Shailene Woodley, sous-exploitée), avec laquelle il a eu un fils, Piero. Pour garder le contrôle sur son usine et persister dans sa quête de concevoir des voitures toujours plus belles et rapides, Enzo Ferrari engage plusieurs pilotes pour participer à la périlleuse et réputée « Mille Miglia », une course à travers les villes, champs et montagnes italiens…
« Coincé entre le drame marital en demi-teinte et le film sportif elliptique et frustrant, Ferrari pâtit de cet entre-deux peu excitant. »
Les premiers plans de Ferrari, qui osent un fondu enchaîné significatif entre des images de prairies italiennes dionysiaques et le visage à moitié endormi de son personnage-titre, encapsulent en quelques instants le curieux projet du film de Michael Mann : faire d’Enzo Ferrari un protagoniste omniprésent et symbolique de tout un pays. Une figure déjà établie, mythique, lorsque le film commence, même si le réalisateur choisit de plonger d’abord dans son intimité, le réveil aux côtés d’une famille aimée – mais, on le comprend vite, illégitime, puisqu’il s’agit du lit de sa maîtresse. Endeuillé, endetté, piégé dans ses mensonges, intransigeant dans son métier, Ferrari vit sur le fil du rasoir. L’interprétation de Driver, silhouette massive et engoncée, cloîtrée derrière des lunettes noires en guise de refuge, personnifie il est vrai avec pertinence cette figure à la fois célèbre et impénétrable – pour ne pas dire peu aimable. Et c’est aussi de là que naît l’un des grands soucis du film, qui manque d’une figure plus positive travaillée comme un contrepoint émotionnel au barrage physique imperturbable de son encombrant « héros ». Penelope Cruz ne remplit qu’en partie ce rôle, la femme de Ferrari étant à la fois une mère endeuillée et trompée, et une co-gérante de l’entreprise familiale au sang chaud, prête à tout brûler symboliquement pour obtenir une forme de réparation. Leur confrontation n’est pas sans étincelles, mais elle n’a cependant rien de très novateur.
La course ou la vie
1957 n’est pas seulement une année charnière dans la vie de Ferrari, mais une période dangereuse dans le monde des courses automobiles. Avec un titre pareil, le film ne pouvait faire l’impasse sur la reconstitution de cet univers où les performances d’un moteur, d’un fuselage – et de son constructeur – valent plus que la vie d’un pilote. À l’époque, ces derniers sont des trompe-la-mort nullement protégés par leur habitacle : le film en fait des figures interchangeables et lisses (ou des poupées de chiffon balancées vers la mort, lors d’un plan d’accident mémorable), même lorsqu’un Patrick Dempsey ou un Jack O’Connell les interprète, et seule une séquence où ils laissent une lettre d’adieu à leur bien-aimée, avant la grande course, lève un pudique voile sur leur suicidaire passion.
La méticulosité avec laquelle Michael Mann orchestre le va-et-vient entre la vie privée en mode sortie de route, et la carrière en mode risque-tout tentant de garder le contrôle sur le destinée, d’Enzo Ferrari, est visible à chaque plan, et garantit au minimum au long-métrage d’être intéressant sur la longueur. Mais niveau dramaturgique, le film est faiblard. D’une part, car, nous l’avons dit, il est difficile d’entrer en empathie avec l’irascible et volage Ferrari, même lorsqu’il explique à son fils, croquis de moteur à l’appui, la beauté d’une machine parfaite. D’autre part parce que les enjeux, intimes comme professionnels, à l’œuvre deux heures durant, n’ont pas ce côté viscéral, urgent, évident, qui caractérisait un Heat ou un Dernier des Mohicans. Ferrari ne sort de sa torpeur que lorsque démarre la « Mille Miglia », que beauté des plans, sourde tension, expérimentations formelles et montage fiévreux s’emballent enfin pour rappeler quel maître de la mise en scène se trouve derrière la caméra.
Coincé entre le drame marital d’époque en demi-teinte et le film sportif racé, mais elliptique et frustrant, Ferrari pâtit de cet entre-deux peu excitant, qui chez un autre que Mann suffirait pourtant à le faire sortir de l’anonymat. Mais après dix ans d’absence (malgré des piges sérielles), et alors que se profile un inattendu et alléchant Heat 2 (tiré de son propre livre), il est déchirant d’écrire que l’on attendait beaucoup plus de la part du maestro de Chicago.