Avant que la Formule 1 ne devienne un divertissement de dimanche après-midi, saturé de caméras multi-angles et de grilles de statistiques moteur, aussi fascinant à contempler que l’annuaire des Pages Jaunes, c’était un sport à hauts risques. Une sorte de défi perpétuel pour des pilotes trompe-la-mort, engoncés dans des « cercueils sur roues » filant à 270 km/h n’offrant que très peu de chances de survie en cas d’accident. Comme les dialogues le rappellent au début de Rush, dans les années 70, deux compétiteurs en moyenne décédaient chaque saison sur les circuits de F1. La fascination du public pour le côté morbide de ces compétitions où un pilote pouvait terminer décapité par une barrière de sécurité ou brûlé vif était peut-être condamnable. Mais elle n’enlève toutefois rien au mérite de ces fous du volant, dont on entrevoyait l’esprit rebelle et romantiquement suicidaire dans deux films-étalons de l’époque, Grand Prix de John Frankenheimer et Le Mans avec Steve McQueen. La star aux yeux bleus aurait d’ailleurs été un acteur idéal dans sa jeunesse pour personnifier à l’écran James Hunt, l’un des deux protagonistes d’une histoire de rivalité pas comme les autres.

[quote_right] »Sans être 100 % du temps lisibles, les courses transmettent une énergie contagieuse. »[/quote_right]Au milieu des années 70, le Britannique aux longs cheveux blonds était en effet connu autant pour son style de vie de playboy que pour son talent inné pour la course. Hunt était un champion en devenir, un séducteur populaire aux allures de rock star, mais il trouva sur sa route un adversaire coriace qui était, coïncidence, son parfait opposé : Niki Lauda, un Autrichien taciturne et renfermé, au physique ingrat, qui comme lui avait renoncé à une vie de bourgeois pour assouvir sa passion pour le bitume brûlant. Rivaux dès le départ, les deux pilotes se poursuivirent durant toute la saison 76, jusqu’à un traumatique accident sur le Nürburgring, qui laissa Lauda défiguré à vie. Celui-ci revint pourtant sur les pistes, motivé par cet affrontement avec une Némésis qu’il jalousait secrètement, et qui était devenu quelque part sa raison de vivre.

Rivaux ou jumeaux ?

Rush : au temps des chevaliers

Cette rivalité anthologique trouve un étrange écho dans celle, là aussi marquée par la tragédie, qui opposa Ayrton Senna et Alain Prost, bien des années plus tard. Là où leur duel inspira un documentaire remarqué, l’opposition Hunt / Lauda est devenue, sous l’impulsion du scénariste Peter Morgan et de Ron Howard, un drame sportif dont la photo, signé Anthony Dod Mantle (chef op’ de Danny Boyle) garantit le côté immersif, et qui relate avec un souci du contexte remarquable cette bataille d’un autre temps. Ce n’est ainsi pas un hasard si Hunt (Chris Hemsworth, sosie parfait du pilote, qui saisit là une belle opportunité d’incarner un personnage plus complexe et profond que d’habitude) fait à un moment référence au « temps des chevaliers » : l’hédoniste surdoué tente de faire comprendre au calculateur renfrogné que leur compétition dépasse le simple cadre de la F1. C’est une guerre de valeurs, une opposition culturelle et humaine qui a poussé chacun d’entre eux à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Cet équilibre, ce « yin/yang », définit de fait la structure de Rush. Hunt et Lauda (Daniel Brühl, qui trouve là son meilleur rôle depuis Good Bye Lenin !) se partagent dès le départ le droit de raconter leur histoire en voix off, établissant ainsi un montage parallèle de leurs exploits, de leurs échecs et de leurs parcours émotionnels respectifs. Morgan, en bon dramaturge, saisit chaque opportunité qui lui est donnée de souligner les ressemblances qui rapprochent malgré les apparences les deux pilotes : leur origine sociale, leur souci de la perfection (l’occasion de deux superbes scènes où Hunt répète mentalement chaque courbe du circuit de Monaco, et où Lauda modifie durant toute une nuit son bolide pour améliorer ses performances), leur rapport aux femmes également, qu’ils épousent tout en gardant par ordre d’importance la F1 en première position. C’est une fois sur le terrain que l’Anglais et l’Autrichien, l’un impulsif et rentre-dedans, l’autre méthodique et obsédé par les performances, se distinguaient vraiment.

Lâchez les bolides

Rush : au temps des chevaliers

De ce côté-là, Ron Howard, habitué à l’alternance entre réussites inattendues (Les Disparues ou Frost/Nixon, déjà une histoire de face-à-face avec Peter Morgan au scénario) et échecs patents (Le Grinch, Da Vinci Code ou dernièrement Le Dilemme), se montre à la hauteur des attentes. Ne s’appuyant, contrairement à l’informe Driven, que rarement sur les effets numériques, Howard a amassé une quantité monstrueuse d’images en plaçant ses caméras au cœur même de bolides customisés pour l’occasion, se rendant même sur le circuit du Mans pour recréer cette mythique saison 76. Le résultat est logiquement pétaradant et indéniablement ébouriffant, la caméra plongeant successivement au cœur des moteurs, dans l’habitacle ou sous le casque des pilotes, avant d’enchaîner avec des plans aériens ou des ralentis au ras du bitume, pour donner un look viscéral à ses différentes courses. Sans être 100 % du temps lisibles, celles-ci transmettent une énergie contagieuse, fusionnant volontiers l’homme et la machine par la grâce de la bande-son pour faire passer une émotion, comme dans cette scène où la frustration de Hunt débouche, par un simple effet de raccord, sur le grognement des pistons de sa McLaren.

Lorsqu’à mi-parcours, Rush se concentre plus visiblement sur l’enchaînement des courses et le suspense inhérent à la victoire de l’un ou l’autre des champions, le film devient plus classique, et adopte tous les réflexes d’un film de sport lambda. Montages informatifs nous indiquant la progression de chacun dans le classement, commentaires sportifs servant à rappeler le contexte des épreuves au spectateur assortis de plans d’ensemble sur la foule en délire… Howard déroule alors un schéma connu, mais confortable, propre à n’importe quel film du genre, quel que soit le sport représenté. L’un des véritables exploits du film est surtout de rendre la F1 intéressante, en concentrant son côté tactique et spectaculaire dans quelques minutes de haute tension. La vraie fausse note de Rush intervient dans la dernière ligne droite, lorsque les voix off reprennent leurs droits et que le film tente de mettre un mot sur la morale qui sous-tend l’histoire. Hunt et Lauda se rencontrent une dernière fois le temps d’une scène maladroite, qui traduit à voix haute, de manière scolaire, tous les thèmes sous-jacents du film, que Howard avait su parfaitement décrire par sa mise en scène durant deux heures. Pas une sortie de route, non. Juste un dérapage de dernière minute dont ce solide biopic automobile aurait pu aisément se passer.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Deuxsurcinq
Rush, de Ron Howard
USA / 2013 / 120 minutes
Avec Chris Hemsworth, Daniel Brühl, Olivia Wilde
Sorti le 25 septembre
[/styled_box]