Freaks : mystères et boules de glace

par | 8 janvier 2020

Jouant sur l’effet de surprise et le dévoilement progressif d’un univers sombre et excitant, Freaks est une merveille de film fantastique débrouillard et maîtrisé.

Un enfant confiné à l’intérieur d’une maison qui constitue son unique horizon. Un père survivaliste et paranoïaque, qui la protège du monde extérieur tout en instituant un ensemble de règles à ne pas transgresser. Une menace potentielle dont on ne saisit pas la nature avant une bonne demi-heure. À première vue, Freaks possède un parfum on ne peut plus familier, au carrefour du récent Room de Lenny Abrahamson et du cinéma de M. Night Shyamalan. Excitant donc, mais pas nécessairement inédit. Et on pourrait ainsi rester méfiant en découvrant ce film fantastique indépendant américain, couronné de trois prix au PIFFF et qui écume depuis déjà plusieurs mois les festivals. Sauf que Freaks nous attrape rapidement par le collier pour nous plonger, à hauteur d’enfant, dans l’esprit de la jeune héroïne, Chloe (Lexy Kolker).

Une famille pas comme les autres…

Chloe n’a pas encore dix ans, mais elle sait déjà confusément que le monde ne se limite pas à la masure dans laquelle elle habite avec son père Henry (Emile Hirsch), à l’abri des regards. Mais des regards de qui ? Sommes-nous dans un univers post-apocalyptique ? Post-zombiesque ? Post-aliens ? Post-Trump ? Freaks maintient le mystère avec une désarmante habileté, à la fois par nécessité budgétaire (on va en reparler), et pour s’inscrire aussi, on l’imagine, dans une tradition littéraire très américaine, à la Richard Matheson, où l’absence de contexte permet de jouer rapidement avec l’imagination du lecteur. Dans le cinéma contemporain, cette démarche rappelle, à une autre échelle, les productions Bad Robot comme 10 Cloverfield Lane, et le principe de « mystery box » cher à JJ Abrams. Au spectateur de relier les points entre eux, de saisir les indices au vol et d’anticiper la tournure que va prendre le scénario. À moins de vous faire spoiler ce dernier, Freaks saura vous prendre à revers. À l’heure où le public veut tout savoir sur ce qu’il va voir, s’éviter à tout prix l’effet de surprise, ce film-là exige d’y pénétrer littéralement à l’aveugle, et ce dès son affiche en trompe-l’œil : elle ne ment pas sur la marchandise. Pas vraiment. Mais vous ne serez pas plus avancés pour autant.

Dans Freaks, donc, Chloe entend des voix dans son placard, et remet en question les préceptes et les règles que Henry a instauré dès son plus jeune âge, « pour son bien ». Sa maman lui manque, et le monde extérieur l’attire plus qu’il ne l’effraie. Tôt ou tard, elle va finir par vouloir sortir, ne serait-ce que pour acheter un cornet au marchand de glace qui passe devant ses fenêtres… À entendre le duo de débrouillards Zach Lipovsky et Adam B. Stein, qui changent ici de dimension après avoir signé quelques DTV peu recommandables comme un Leprechaun Origins ou une adaptation vidéo du jeu Dead RisingFreaks a été une épreuve à produire et à financer. Il aura fallu que des acteurs de premier plan comme le vétéran Bruce Dern (qui revient au genre fantastique pour la première fois depuis… Silent Running !) ou Emile Hirsch (qui rempile lui aussi dans le surnaturel après l’excellent Autopsy of Jane Doe) se prennent de passion pour le script, pour que le film voit le jour.

Petite, mais intense

En l’état, Freaks a coûté le prix d’un plan SFX d’Avengers 4. Une broutille, à l’échelle de Hollywood, et pourtant, le résultat est passionnant, touchant, angoissant, et surtout, peu avare en spectacle. On ne peut révéler ici les classiques télévisuels et cinématographiques desquels Lipovsky et Stein se réclament, sous peine d’anéantir une bonne partie du plaisir pris à découvrir le film. Tout juste peut-on souligner le travail de perfectionniste effectué sur le script, que les deux cinéastes ont dû s’amuser à peaufiner au fil du temps, lorsqu’ils pensaient qu’il ne verrait jamais la lumière du jour. Chaque fausse piste, chaque retournement de situation et révélation sur les liens entre les différents personnages est amené avec une intelligence rare, sans que l’on ne perde jamais de vue l’impact de ces événements sur la (pas si) fragile Chloe.

Dans le rôle, la jeune Lexy Kolker est une révélation qui rappelle par son aisance et son étendue de jeu d’actrice Chloe Grace Moretz lorsqu’elle crevait l’écran dans Kick Ass. Elle tient la dragée haute à un casting incarnant avec intensité des personnages complexes, en conflit avec leur vraie nature et forcés de recourir à des extrêmes qui les répulsent. C’est dire à quel point Freaksfait son effet et marque les esprits lorsqu’on l’attaque vierge de toute attente. Certains pourront trouver la résolution convenue, la destination moins excitante que le voyage qui l’avait précédé, et qui nous fait explorer de manière fragmentée un univers particulièrement étoffé. Ce serait oublier les conditions dans lesquelles ce petit bijou s’est confectionné, et bouder un peu un plaisir rare : celui de s’être pris au jeu, en toute innocence, d’un film qui vous fait sauter dans l’inconnu et vous embarque dans un petit tour de montagnes russes malin, modeste et sincère.