Judas and the black messiah : plus près de moi mon traître
Porté par deux acteurs incandescents, Judas and the black messiah manque d’épaisseur pour être le brûlot politique espéré.
S’il est bien une tendance qui s’affirme à Hollywood avec la sortie d’un film comme Judas and the black messiah, c’est la mise en perspective de tout un pan de l’histoire des afro-américains au XXe siècle, à l’aune du mouvement Black Lives Matter. Impossible de ne pas avoir à l’esprit l’affaire du meurtre de George Floyd et le procès de son bourreau lorsqu’on découvre le deuxième long-métrage de Shaka King. Comme le Da 5 Bloods de Spike Lee et le futur Billie Holiday, Judas and the black messiah extirpe d’un passé récent la matière nécessaire pour montrer que le combat des minorités noires pour leurs droits et leur dignité ne date pas d’hier et doit surtout encore résonner avec les jeunes générations. Plus qu’un thriller vaguement biographique sur le jeune leader des Black Panthers Fred Hampton, le film se vit surtout comme un appel à l’engagement et un cri de ralliement contre l’injustice.
Naissance (et mort) d’un leader
Les Black Panthers, donc, qui avant de donner leur nom à un gros succès Marvel, sont rappelez-vous un mouvement contestataire embrassant à la partir des années 60 la doctrine révolutionnaire et belliqueuse de Malcolm X. Ennemis déclarés de l’establishment, qui le leur rendra bien, opposés à la guerre du Vietnam, les Black Panthers se déclinent à travers tous les USA dans de multiples sections locales, prenant la lutte pour les droits civiques au pied de la lettre. A Chicago, le leader naturel de la section est Fred Hampton (le Britannique Daniel Kaluuya, inoubliable dans Get Out et vu, entre autres… dans Black Panther), un jeune homme particulièrement charismatique et intense, surnommé au sein du FBI le « Black Messiah » par J. Edgar Hoover (Martin Sheen, grimé comme dans un film de la Hammer). Petit escroc voleur de voitures, Bill O’Neal (le toujours juste Lakeith Stanfield, Uncut Gems, À couteaux tirés) est piégé par l’agence pour servir de taupe au sein de l’entourage de Hampton. L’objectif : ruiner les efforts des Black Panthers pour générer un mouvement collectif de lutte des classes opprimées (la « coalition arc-en-ciel ») et saboter de l’intérieur l’œuvre collectiviste et humanitaire de Fred Hampton…
« Judas and the black messiah aurait tant gagné, avec de tels acteurs et artisans derrière la caméra, à projeter plus encore la lumière sur ce leader transformé en martyr de l’ombre. »
Bien qu’il tire son nom d’une anecdote historique, Judas and the black messiah rend justice à la dimension christique de son titre. S’appuyant sur son contexte sixties retranscrit dès les premières minutes, sa bande-son jazzy décalée et syncopée, la photo tranchante et précise de Sean Bobbitt, le film rejoue bel et bien une trame biblique fondée sur l’opposition entre un prêcheur humaniste, orateur né transcendé par sa mission, et un traître intégré dans le premier cercle de ses amis (O’Neal devient vite responsable de la sécurité de Hampton), dont le regard miroite dès que les billets sont agités sous ses yeux et qui réclame sans cesse d’être payé, plus, encore plus. Fasciné par le charisme de Hampton et plus encore par l’esprit de groupe et la détermination des Panthers, O’Neal semble, devant la caméra de King, n’être jamais dupe du rôle qu’il joue. Il reste tout aussi influencé par l’agent du FBI (l’impénétrable Jesse Plemons, dont on ne sait jamais s’il surjoue l’impassibilité) qui le tient en étau, malgré le côté dangereux de sa mission. Victime ou salaud, qu’importe, O’Neal n’a jamais eu le courage de le rebeller, il a bel et bien livré Hampton à l’agence dirigée par Hoover, qui commandita l’assassinat, à 21 ans, du jeune leader. Le titre est ainsi également une prophétie, inscrite en grosses lettres blanches sur fond noir, un avertissement autant qu’un cri sourd de colère.
Les dilemmes usés de l’infiltré
Bien que l’approche choisie par Shaka King pour retracer la courte vie de Fred Hampton permette de le mettre paradoxalement plus en valeur (après tout, c’est bien Kaluuya, nommé bizarrement à l’Oscar du second rôle aux côtés de Stanfield – qui est le premier, alors ? – qui a remporté la statuette, ses discours bouillonnants de tribun possédé constituant autant d’étapes dramatiques permettant au comédien de marquer les esprits), on reste cependant frustré de constater que le résultat soit aussi balisé. Tout le charisme fuyant de Stanfield ne peut contredire le fait que O’Neal soit un anti-héros antipathique, sans attache et sans trajectoire rédemptrice. C’est un médiocre transparent. Ses conflits internes d’agent double, ses regrets éternels qui prendront une autre dimension dans le tout dernier plan du film, ont beau résonner en nous, toutes ces ficelles ont été usées depuis des décennies par le cinéma américain.
Judas and the black messiah, dont le script dormait en développement depuis des années, ne pouvait, ne voulait pas être un biopic traditionnel, qui replace Hampton dans l’Histoire de son pays aux côtés d’un Malcolm X, d’un Ali ou d’un film définitif sur Martin Luther King qui resterait à réaliser. Le jeune homme en était aux prémices d’un grand destin quand un système conservateur devenu parano et belliqueux l’en a privé. C’est cette injustice, ce sentiment d’avoir été privé d’un leader de la contre-culture inclusif et intense, qui parcourt à la place le film dans ses meilleurs moments. Il en oublierait presque de mettre en relief le côté sombre de Hampton, adepte des diatribes guerrières, partisan comme son mouvement d’une guerre ouverte, totale, avec les forces de l’ordre. Rien qui ne justifie ou n’excuse l’assassinat d’un homme, certes. Mais Judas and the black messiah aurait tant gagné, avec de tels acteurs et artisans derrière la caméra, à projeter plus encore la lumière sur ce leader transformé en martyr de l’ombre, que l’impression demeure, au terme d’un générique de fin funky (et oscarisé lui aussi), d’avoir assisté à une occasion manquée en or.