La brigade des 800 : l’ivresse du sacrifice
Film de guerre patriotique teinté de désespoir, La brigade des 800 retrace l’histoire de l’Alamo chinois dans un déluge de moyens et de fureur.
Preuve s’il en était que 2020 n’a pas été une année cinématographique comme les autres, c’est La Brigade des 800, sorti sur des milliers d’écrans chinois tout juste rouverts au public l’été dernier, qui a terminé en tête du box-office mondial. Plus de 450 millions de dollars de recettes, essentiellement réalisées dans l’un des seuls pays ayant pu remettre son parc de salles en ordre de marche durant cette période de Covid-19 (étrange paradoxe lorsqu’on sait qu’il en est aussi à l’origine). Au-delà de l’anecdote, ce succès souligne par défaut l’ambition du film de Guan Hu, auteur d’un autre film de guerre au titre révélateur (The Sacrifice) et coréalisateur du film à sketches My people, my country, réalisé pour les 70 ans de la République Populaire de Chine. Ce blockbuster guerrier et mémoriel a nécessité le partenariat de trois studios, des milliers de figurants, des années de préparation (le temps de reproduire des décors historiques à grande échelle) et un budget pharaonique à l’échelle du pays de 80 millions de dollars.
Bien entendu, au vu du sujet qu’il traite, intimement lié à l’Histoire du pays et au conflit meurtrier qui l’a opposé à l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre Mondiale, La Brigade des 800 titille la fibre patriotique des spectateurs, et pas qu’un peu. Le thème est même organiquement lié à la narration d’un film qui dépasse par son ampleur et sa virtuosité son statut d’objet culturel propagandiste.
Deux rives, deux ambiances
Chaque nation a ses légendes, ses récits qui définissent en creux le caractère et les valeurs de son peuple. Le légendaire est toujours plus facile à retenir que le carcan de la réalité, comme le dirait John Ford, et le cas des « 800 héros » est de ce côté exemplaire. A l’instar de l’Alamo pour les Américains, cet épisode-clé de la guerre qui opposa les Japonais impérialistes aux Chinois révolutionnaires est celui d’un siège héroïque pourtant perdu d’avance. Nous sommes en 1937 à Shangai et le Japon a envahi le nord et l’est du pays. Les grandes villes tombent une par une, et la cité scintillante a été transformée en champ de ruines. Au sud du fleuve, les quartiers sous protectorat occidental sont pourtant protégés des bombes, tels une oasis de liberté au milieu du no man’s land, avec son casino, son tramway, son music-hall et ses journalistes étrangers. Sur l’autre rive, juste en face, un régiment de moins d’un millier d’hommes, dirigé par le commandant Xie (Du Chun), investit un grand entrepôt avec pour mission de retenir les assauts nippons, pour couvrir la fuite des réfugiés. Au rythme des assauts meurtriers, les soldats tombent comme des mouches, sous les yeux du reste du monde, et deviennent en temps réel des héros pour leur pays…
« Guan Hu aurait pu tirer une mini-série d’un matériau aussi riche, se déployant dans des décors de cinéma aussi massifs qu’intimidants. »
Il est toujours recommandé d’aborder le visionnage d’un film de guerre chinois avec précaution, tant le cinéma y est, par la force des choses, intimement lié à la chose politique. La subversion est rarement à l’ordre du jour dans le 7e art là-bas, et les films mortifères et antipatriotiques comme City of life and death y sont aussi rares qu’ostracisés. L’histoire des 800 héros appelle bien entendu un traitement plus galvanisant que celle du massacre de Nankin et La brigade des 800 ne pouvait être autre chose qu’un film célébrant le courage insensé de ses soldats se jetant littéralement sous les balles pour la sauvegarde de leur patrie. Le film de Guan Hu a toutefois l’immense qualité d’apporter un peu de nuance, d’épaisseur, d’ambiguïté à son programme sanglant écrit d’avance. Retranchés dans leur usine, les soldats de Xie ont beau être des nationalistes en mission, dévoués à leur drapeau (Guan Hu offre à ce sujet une variation aussi macabre qu’épique du fameux drapeau américain tenu par les soldats dans Mémoires de nos pères), ils restent des hommes faillibles, parfois désespérés ou résignés. Le film s’attarde notamment sur une poignée de déserteurs, entraînés dans ce carnage par erreur, incapables de tuer ou paralysés par la peur. Le cinéaste ne commet pas l’erreur d’en faire tous des patriotes qui s’ignorent : le sort les épargne ou non, sans distinction de fait d’arme, au même titre que les camarades se jetant dans le feu de l’action sans y réfléchir à deux fois.
Une intensité de tous les instants
Si les Japonais sont inévitablement réduits à une horde d’envahisseurs indistincts, emmenés par un commandant aux sourcils froncés tout à fait belliqueux, c’est pour mieux amplifier cinématographiquement le sentiment de panique qui accompagne chacun de leurs nombreux assauts. Et ça marche. On le répète, mais La brigade des 800 offre une ampleur, une profondeur de champ, un souci du cadre et de la topographie, ainsi qu’une photographie exploitant le contraste entre obscurité du camp militaire et lumières nocturnes éclatantes du camp civil, que l’on croise rarement dans le genre guerrier. Ces qualités plastiques et techniques explosent à chaque scène d’action, qu’il s’agisse des escarmouches classiques qui ouvrent les hostilités, de l’infiltration meurtrière de l’entrepôt par des sabreurs tatoués à un assaut aérien sous les yeux d’un zeppelin américain (!) ou une bataille rangée très « siège médiéval » se terminant sur la vision insensée de soldats couverts de grenades se transformant en bombes humaines pour repousser l’ennemi.
Et puis il y a cette idée brillamment exploitée durant les 2h22 (hors générique) du métrage, de mettre en abyme la bataille qui s’éternise en mettant en scène la vie de l’autre rive protégée, débordante de vie et de lumière. Alors que les soldats contemplent avec des étoiles dans les yeux cette oasis si proche et si lointaine à la fois, les civils, divas, bourgeois et reporters regardent eux la mort en face, la rivière Suzhou qui les dépasse prenant des allures de Styx infranchissable (traverser le pont vivant ou nager d’une rive à l’autre est d’ailleurs pratiquement impossible). Cette ambiance façon Les 55 jours de Pékin donne une richesse de ton et d’ambiance constamment renouvelée à La Brigade des 800. Elle entérine aussi le défaut principal du film, qui brasse une multitude de personnages ayant si peu de caractéristiques saillantes pour la plupart qu’il est compliqué à s’attacher à eux, ou parfois même de comprendre leurs motivations (il faut s’accrocher pendant les premières minutes). Guan Hu aurait pu tirer une mini-série d’un matériau aussi riche, se déployant dans des décors de cinéma aussi massifs qu’intimidants, au rythme d’une BO martiale mais bouleversante de Harry Gregson-Williams. Il aurait paradoxalement pu aussi se passer des inserts symboliques (un cheval blanc qui parcourt le no man’s land – coucou Cheval de Guerre ? – ou ces « visions » insistantes d’un seigneur de guerre médiéval faisant face à des hordes d’envahisseurs) trop arbitraires pour ne pas paraître artificiels. Des scories visibles qui n’entament pas l’intensité d’un film de guerre parmi les plus impressionnants de récente mémoire.