Accueillie au mieux avec de l’inquiétude lors de son annonce, la nouvelle trilogie de La planète des singes est, depuis les Origines, une anomalie dans le paysage formaté et effrayé par le risque du blockbuster estival. Une aventure ambitieuse, intimiste, évocatrice, dont les effets spéciaux sont une révolution réelle mais secondaire au récit, qui anthropomorphise ses singes pour mieux souligner le discours sur l’évolution en miroir de deux espèces. La franchise a atteint un nouveau niveau avec L’Affrontement et l’arrivée de Matt Reeves (Cloverfield) : la mise en scène des aventures de César, singe doué de parole et leader d’une révolte animale fondatrice, y gagnait en ampleur, en résonance même, avec ses emprunts shakespeariens et ses défis visuels toujours plus incroyables.
Une entame dantesque
Logiquement, Suprématie vient clore cette histoire épique avec une atmosphère de fatalisme et un lyrisme propres aux grandes sagas, et un déballage technique toujours plus estomaquant. Reeves et son co-scénariste Mark Bomback se sont manifestement épanouis dans cet univers sans jamais céder à la tentation d’épater la galerie pour garantir plus d’entrées. S’il y a bien un terme qui caractérise la trilogie, et plus encore ce dernier volet, c’est l’exigence : formelle, narrative, et thématique. La planète des singes – Suprématie est d’une richesse plastique indécente, et ce dès son ouverture, qui nous plonge comme l’épisode précédent directement au cœur de la jungle. Sauf que cette fois, ce sont des soldats casqués, échappés d’un film sur le Vietnam, que l’on suit dans une silencieuse procession à travers les fourrés.
La guerre promise contre les singes est arrivée, et éclate lors d’une séquence sauvage et stupéfiante, tantôt vue d’en haut dans un plan depalmien, tantôt dans des contre-plongées audacieuses où la fumée masque tout point de fuite. L’incroyable partition symphonique de Michael Giacchino, d’une puissance tribale et évocatrice qui rappelle Basil Poledouris, y éclate immédiatement dans toute sa splendeur. Suprématie a débuté depuis dix minutes, et la réalisation de Reeves nous a déjà agrippé par le col pour plonger tête baissée dans ce monde toujours plus fantastique, où les chimpanzés chevauchent à travers de vastes étendues et mènent des assauts avec arcs et lances contre une humanité toujours plus belliqueuse, qui a de plus enrôlé dans ses rangs des singes rebelles – traités sans surprise comme des esclaves.
Le Moïse des temps nouveaux
[quote_left] »La planète des singes réussit un sacré morceau d’équilibriste, en jouant la carte du film Important sans négliger les ingrédients les plus efficaces du genre. »[/quote_left] Malgré tout, le film n’oublie jamais qu’il ne verse pas totalement dans la fantasy irréelle, et c’est l’une de ses forces, comme c’était le cas avec les films des années 70 et le roman de Pierre Boulle. Comme tout bon univers d’anticipation, ce que La planète des singes commente et visualise en creux, c’est l’histoire de notre monde, ce sont les failles dans notre humanité, les défauts inhérents à notre espèce qui nous pousseront à notre anéantissement. Les métaphores sont légion ici, elles constituent même des repères thématiques qui témoignent de l’ambition des créateurs de la trilogie. Les thèmes de la ségrégation, de l’eugénisme, de la folie xénophobe, de l’obsession de la pureté propre aux mouvements sectaires, transparaissent nettement dans cette chronique de l’affrontement entre une civilisation naissante, personnifiée par César (Andy Serkis, toujours plus visible derrière la « perf’cap’ ») et ses amis, et une autre sur le point d’être engloutie, emmenée par un proto-colonel Kurtz (Woody Harrelson, en clin d’œil vivant – et c’est loin d’être le seul – à Apocalypse Now). Ce qui se joue entre ces deux clans, entre lesquels tout dialogue est désormais impossible – et cela presque littéralement, puisque le fameux virus simiesque qui touche l’humanité ici a muté pour les priver progressivement de leur voix -, tient de l’ordre de la quête biblique.
Malgré son prénom romain, César n’a jamais autant fait penser à un croisement entre Spartacus et un Moïse d’un nouveau genre, cherchant à emmener son peuple vers une terre promise loin des hommes et des calamités qui les affligent, tout en acceptant progressivement sa condition de martyre, abandonnant derrière lui ses rêves individualistes de bonheur familial. Matt Reeves ne se fait pas prier pour appuyer la référence à plusieurs reprises. Elle ne constitue qu’un rappel pictural parmi tant d’autres, dans une trame générale qui tient avant tout du western (le raid du Colonel sur le repaire des singes est pratiquement monté comme une attaque entre yankees et Indiens), et, de manière plus surprenante, du film d’évasion à l’ancienne, entre Le pont de la rivière Kwaï et Papillon.
Conventions et réflexion
Passée une première heure absolument dantesque et épique, où César et une poignée de proches se lancent dans une quête vengeresse à travers de vastes étendues enneigées, La planète des singes – Suprématie fera donc ce choix, là encore à rebours des conventions attendues, d’une deuxième partie plus statique. Le duel entre Harrelson et Serkis prend non pas des allures de pugilat, mais de joute verbale questionnant les codes de l’engagement guerrier, ou la vraie valeur de la vie humaine (et se terminera également de manière aussi gonflée que nihiliste). Blockbuster réflexif à une époque où les gros divertissements de multiplexes cherchent surtout à titiller la partie reptilienne du cerveau, La planète des singes réussit un sacré morceau d’équilibriste, en jouant ainsi la carte du film Important sans pour autant négliger les ingrédients les plus efficaces du genre. Une dose d’humour est apportée par l’incroyable « Méchant singe » (Steve Zahn), une dose d’émotion est fournie avec le personnage de Nova, jeune fille en détresse accueillie comme leur égal chez les singes…
Et bien sûr, les morceaux de bravoure répondent sans problème à l’appel, comme lors du climax, à la cruelle et palpable ironie. Dans ces moments-là, comme dans le reste du film, d’ailleurs, la performance accomplie par les magiciens de Weta Digital est, sinon digne d’une brouette d’Oscars, en tout cas appelée à servir de marqueur pour les décennies à venir. Généreux en gros plans, le film déroule un tapis rouge à des singes plus expressifs et photoréalistes que jamais. C’est bien simple, l’immersion technique est telle que l’on oublie deux heures durant qu’il s’agit de créatures de synthèse, que des acteurs en combinaison de lycra s’agitent dans la réalité sur un fond vert ou des décors semi-naturels. La puissance de la machine hollywoodienne est ici mise au service d’une histoire et d’un monde captivants, tellement plus ambitieux, limpides et intelligents que ce qu’elle nous sert habituellement, que le contraste crée un effet d’éblouissement permanent. L’aventure peut s’arrêter là, mais on ne serait pas contre un voyage supplémentaire…
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La planète des singes – Suprématie (War for the Planet of the Apes) de Matt Reeves
2017 / USA / 142 minutes
Avec Andy Serkis, Woody Harrelson, Steve Zahn
Sortie le 26 juillet 2017
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