Rahan, Bob Morane, Fantômas, Le cavalier suédois… Les projets avortés se sont enfilés ces dix dernières années comme des perles dans la carrière de Christophe Gans. Si l’on excepte la parenthèse hollywoodienne, dans l’ensemble positive, de Silent Hill, l’ancien journaliste passionné devenu cinéaste érudit n’a jamais eu l’occasion de prouver une nouvelle fois, après Le pacte des loups, que l’on pouvait surmonter les idées reçues en France concernant le film de genre. L’idée d’une nouvelle version de La belle et la bête s’est imposée selon lui et son producteur Richard Grandpierre, qui était déjà de l’aventure du Pacte, « comme une évidence », malgré l’imposant héritage cinématographique déjà existant autour de cette œuvre séminale popularisée successivement par deux femmes écrivains (nous en disions plus sur ce sujet dans notre preview).

[quote_center] »Les emprunts fétichistes à Princesse Mononoke, au kaiju eiga, à Shadow of the Colossus et Legend sont bien visibles. »[/quote_center]

En ces temps de relecture effrénée des contes de fées traditionnels, le projet de réaliser cette variation sur le même récit pour un grand public, dans les studios mythique de Babelsberg en Allemagne, a sans doute été le plus facile à monter, même si Gans se défend d’avoir voulu surfer sur cette vague post-Alice au pays des merveilles. De fait, si le cinéaste, ici également co-scénariste aux côtés de Sandra Vo-Anh, apporte quelques idées et obsessions bien personnelles à sa vision du conte, il n’en reste pas moins fidèle à sa trame générale, contrairement aux expérimentations hasardeuses du type Blanche-Neige et le chasseur.

Tableaux de maîtres

La belle et la bête : splendeur et séduction

La belle et la bête aura donc un parfum familier pour tous ceux qui ont été bercés par le classique de Jean Cocteau avec Jean Marais, puis par l’adaptation signée Disney dans les années 90, et enfin, pour les mélomanes les plus courageux, par la version comédie musicale qui a écumé les théâtres ces derniers temps. Belle est une jeune femme condamnée à rester dans le château déserté de la Bête, un aristocrate victime d’une malédiction le transformant en une sorte de roi lion sans sujets, et dont il ne peut être sauvé que par un amour pur et désintéressé. Tout ce qui a trait à ce synopsis universellement connu tient dans le film de Gans du passage obligé, que le réalisateur fait en sorte de sublimer. Mais en mettant l’accent sur les personnages secondaires, l’environnement féerique de l’histoire et les thématiques d’émancipation de son héroïne (car oui, Belle est bien plus mise en avant que la Bête), Gans s’approprie cet univers pour en faire un écrin de premier ordre, où ses influences et ses obsessions s’imbriquent dans un tout enfin organique et maîtrisé. Pour ne rien gâcher, La belle et la bête s’avère être une expérience esthétique faramineuse, où chaque plan (en grande partie numérique certes) cherche à surpasser le précédent dans la recherche d’une composition parfaite. C’est tout simplement du jamais vu dans le cadre d’une production française.

Cette richesse picturale, qui se réfère autant aux tableaux de maîtres du XVIIIe siècle qu’aux films d’animations japonais, agrippe le spectateur dès les premiers plans, alors que trois navires transportant les richesses du père armateur de Belle font naufrage. En choisissant, pour aller à l’encontre de sa précédente expérience dans le film en costumes, de tourner entièrement en studio et sur fond vert (et bleu), Gans s’est assuré de pouvoir travailler en amont puis en post-production chacun des détails de son décor, chaque éclat de ses costumes. La rigueur que requiert cet exercice se ressent indéniablement dans le montage final, qui file droit à l’essentiel en suivant une structure en trois actes aux enjeux limpides, et limite les dialogues (généralement pas le plus grand atout des films de Gans) au maximum. L’heure est à l’émerveillement, au dépaysement absolu. Malgré quelques écueils en cours de route, il faut le reconnaître : La belle et la bête, pour peu qu’on soit sensible à sa folle ambition, envoûte durablement – enfin, au moins jusqu’au générique de fin, hum – transporte parfois, le temps de quelques séquences admirablement mises en scène.

Trêve de passion, passons à l’action !

La belle et la bête : splendeur et séduction

Il l’avoue lui-même : Gans n’est pas vraiment à l’aise quand il doit gérer des scènes trop terre-à-terre, ou pire, à vocation comique. Le premier acte, où l’on suit la chute du père de Belle, incarné par le toujours solide André Dussolier, cahote dangereusement, malgré ses fabuleux plans d’ensemble (ah, cette vue du port sortie tout droit d’un musée batave…). La faute principalement à des acteurs transparents, qu’il s’agisse des frères ou des sœurs de Belle : là où leur ton et leur présence devraient transcender le récit, on ne trouve qu’approximations et réflexes de jeu hérités de la sitcom ou de la production télé façon France 3. Le film ne trouve son vrai rythme et son souffle que lorsque Dussolier s’enfonce seul dans la forêt : le fantastique s’immisce petit à petit dans tous les coins de l’image, la découverte du château faisant immanquablement penser aux films de la Hammer dont Gans est friand.

L’acte central enferme bien sûr le couple maudit dans une demeure vertigineuse et respirant la mélancolie : Gans a plusieurs fois l’occasion d’exprimer son amour pour les ambiances ténébreuses et les jeux de lumière baroques, au travers de scènes qui souffrent certes de la comparaison, cette fois bien directe, avec Cocteau (et de chiots numériques aux grands yeux guère réussis – mais heureusement discrets), mais où ses deux acteurs vedettes enfin s’expriment sans entraves. Le bilan est inégal, surtout pour Léa Seydoux, au jeu idéal pour le drame et l’émotion, beaucoup moins pour la séduction et le tumulte amoureux. Vincent Cassel, essentiellement visible dans des flash-back, ou enfoui derrière un masque numérique soigné mais assez figé, fait lui… du Cassel, avec une intensité qui n’est plus à démontrer. Leur idylle passe toutefois, et c’est dommage, au second plan lors du dénouement : précipitée, cette histoire d’une passion inattendue (Belle est clairement présentée comme une jeune femme vierge et indépendante qui s’ouvre malgré elle à l’amour, comme le suggèrent les ronces qui s’écartent sur son passage lorsqu’elle rejoint le monde de la Bête) pourtant au cœur du conte, paraît sacrifiée au profit d’une bande de méchants sortie d’un film de Terry Gilliam. Leur rencontre avec la Bête déclenche un moment de bravoure certes impressionnant que nous éviterons de spoiler, mais qui tranche radicalement avec la délicatesse et la sobriété de ton qui prévalait une heure avant.

La ronde des influences

La belle et la bête : splendeur et séduction

C’est donc un petit miracle qui s’opère avec La belle et la bête : les concessions nécessaires pour attirer un public familial, le côté quasi expérimental du projet, l’imagination en ébullition incontrôlable de son réalisateur, n’empêchent pas au final le film d’être une réussite plutôt homogène. Certes, les emprunts fétichistes à Miyazaki (Princesse Mononoke est littéralement cité lors de deux incroyables plans séquences de courses de chevaux en forêt), au kaiju eiga, à Goldorak, Shadow of the Colossus, Bambi, Les frères Grimm, Mario Bava, la Hammer et Ridley Scott (Legend est l’un de ses films de chevet) sont visibles comme le groin au milieu du visage de la Bête, mais ils semblent se fondre cette fois dans un ensemble cohérent, férocement séduisant et incroyablement sincère. C’est l’avantage du conte de fées : le genre, intemporel, invite à la fantaisie, au mélange des influences.

Malgré une baisse de rythme sensible en milieu de parcours, une interprétation inégale (on ne reproche rien à Eduardo Noriega, mais quel était l’intérêt d’aller chercher un acteur hispanophone pour ensuite le doubler en français ?) et quelques plans limite – la biche numérique est, hum, assez étrange -, Gans réussit pour son retour un double pari tout de même osé au premier abord : concilier cinéphilie et vision d’artiste exigeant, et réconcilier un cinéma trop cartésien avec un genre tombé en désuétude depuis les années 40. Reste à savoir si, comme à l’époque Le pacte des loups, le public répondra présent à cette démarche. Et si son exemple en inspirera d’autres…


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Quatresurcinq
La belle et la bête
De Christophe Gans
France-Allemagne / 2014 / 112 minutes
Avec Léa Seydoux, Vincent Cassel, André Dussolier
Sortie le 12 février 2014
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