Le Bon apôtre : le bûcher des cruautés
Gareth Evans laisse la saga The Raid derrière lui pour s’aventurer, avec Le Bon apôtre, dans une épopée en terre païenne aussi intense que brutale.
Dans la Bible, le « bon apôtre » est une expression qui renvoie au personnage de Judas, celui qui trahit Jésus après avoir fait en sorte de passer pour un bon disciple. La traduction choisie en France pour Apostle fait donc sens, puisque le héros du Bon apôtre, Thomas (Dan Stevens) est bien un faux disciple, envoyé en 1905 sur une petite île au large des côtes anglaises pour libérer sa sœur du joug d’une secte mystérieuse. Thomas, toxicomane en perdition, puise dans ses ressources pour sauver la seule part d’innocence restante en lui, et se mêle donc dès son arrivée sur l’île aux habitants du village, dans l’espoir d’obtenir les informations qu’il recherche. Le culte en question tourne autour d’une « déesse » et de son prophète, Malcolm (Michael Sheen), qui a imposé une loi de fer sur l’île en l’échange d’une relative, mais réelle liberté pour des exilés dévots, vivant par et pour leur communauté. Au fur et à mesure qu’il découvre les secrets de la secte, la garde rapprochée de Malcolm réalise elle qu’un intrus s’est glissé parmi eux. Dans cet endroit clos hors du temps, hors peut-être de la réalité aussi, la confrontation est inévitable…
L’île de tous les mystères
Bien qu’il s’agisse de son premier film tourné en langue anglaise, Le Bon apôtre marque bien un retour aux sources pour le gallois Gareth Evans. Parti en Indonésie pour se construire une carrière, le réalisateur a fait plus que se faire remarquer avec ses trois longs-métrages précédents, Merantau, The Raid et The Raid 2. Des films d’action et d’arts martiaux incroyablement brutaux et imaginatifs, dans lesquels Evans s’est acharné à renouveler la grammaire de la mise en scène des séquences de combat, laissant au choix le spectateur épuisé ou repu devant une accumulation de douloureux morceaux de bravoure. Intelligemment, Evans a emprunté pour sa première collaboration avec Netflix un chemin inverse, même si l’intensité graphique, particulièrement éprouvante, de son cinéma demeure intacte (et rappelle à bien des moments son sketch d’anthologie, Safe Haven, présent dans l’anthologie V/H/S 2).
La première heure du Bon apôtre place le film dans la lignée d’une longue tradition britannique de récits gothiques païens, dont le plus illustre représentant cinématographique reste The Wicker Man. La secte de Malcolm peut ainsi être vue comme un dernier soubresaut isolé avant l’industrialisation du monde et le règne du cartésianisme, une résurgence de rites médiévaux qu’Evans prend soin de confronter à la religion chrétienne qui domine l’Angleterre, qui s’incarne dans le personnage de Thomas, qui a tiré un trait (ou plutôt une croix) sur sa foi pour embrasser un nihilisme maladif. Comme dans Le Village de Shyamalan, le côté reclus et les lois mystérieuses qui rythment la vie de la communauté (le couvre-feu nocturne, les jarres de sang posées devant la porte, le travail forcé, l’évangile de Malcolm qui doit être récité par cœur par les « croyants ») forment un folklore inquiétant qui masque en fait une logique de vie pas moins contraignante que celle des religions dominantes. Parce qu’on est bien dans un film de genre, et pas des plus tendres, cette relative ambiguïté sera mise de côté lors d’une deuxième heure lorgnant sur la fantasmagorie et l’horreur la plus viscérale possible. Mais là aussi, Evans se permet de tracer des parallèles forcément dérangeants avec les exactions de notre époque commises au nom de Dieu. Quelle que soit sa croyance, nous souffle Le Bon apôtre, l’Homme est par nature une créature égoïste qui cherchera toujours à se réfugier derrière une prétendue parole divine pour justifier ses actes, si brutaux soient-ils. Et brutal, Le Bon apôtre l’est jusqu’au bout des os !
Romanesque ou goresque ?
Délaissant quelque peu le type de montage opératique et les cadres anamorphiques des The Raid, Evans déploie malgré tout sur plus de deux heures une mise en scène à la fois ample, incroyablement évocatrice (la séquence inaugurale du voyage est un modèle d’exposition en soi) et minutieuse dans la création de ses « morceaux de bravoure ». Des plans aériens majestueux qui ouvrent le film jusqu’à ses déplaisantes scènes de torture, Le Bon apôtre nous propulse avec style dans un voyage captivant à défaut d’être toujours agréable. Le long-métrage emprunte tantôt à Silent Hill, Jusqu’en enfer ou à Saw pour imposer son atmosphère poisseuse et ses exactions les plus traumatisantes. C’est là où le bat blesse : construisant avec soin une mythologie généreuse (et parcellaire, malgré de multiples et bref flash-backs), Le Bon apôtre fait pourtant s’entrechoquer sa narration romanesque avec des ressorts de série B qui handicapent la portée de son discours politique et religieux. En clair, il est difficile de justifier le revirement subit d’un personnage ou le refroidissement éclair des relations entre les membres de la communauté, quand il devient évident que cela sert une nouvelle scène-choc destinée à vous remuer l’estomac.
Avec ces lacunes à l’esprit, il est permis de considérer Le Bon apôtre comme une réussite dans son genre, servie par des décors dépaysants et un imaginaire fiévreux à défaut d’être totalement justifié ou original. Le casting est digne d’éloges également, d’un Dan Stevens aux gesticulations et roulements de yeux impressionnants (le souvenir de Legion n’est pas loin) à un Mark Lewis Jones (The Last Jedi) impressionnant en bras droit adepte de la loi du plus fort et une Lucy Boynton (Bohemian Rhapsody) apportant une once de grâce dans cet univers vicié par la cruauté des hommes. Toutefois, c’est bien le caméléon Michael Sheen, affublé d’une barbe de circonstance et appuyé sur son bâton de pèlerin, qui convainc le plus dans la peau d’un prophète plus complexe qu’il n’y paraît. Un homme poussé à servir une « cause » jusqu’à s’en approprier les miracles, quitte pour cela à en pervertir son sens. Nihilisme ultime, la conclusion du Bon apôtre fera mine de lui donner raison, en suggérant le principe d’un cycle de « magie » éternel, qui se moquerait bien de la décadence des hommes et de leurs éphémères croyances.