L’Étrangleur de Rillington Place : macabre chef d’oeuvre

par | 9 février 2017

Adaptation d’un fait divers ayant traumatisé l’Angleterre, L’Étrangleur de Rillington Place est l’un des chefs d’œuvre méconnus de Richard Fleischer.

Les éditeurs vidéo français se sont donné le mot en 2016 pour célébrer la carrière trop peu connue du grand public de Richard Fleischer. Le cinéaste américain, tout comme son compatriote John Sturges, a laissé derrière lui bon nombre de films dont la popularité éclipse son propre nom, de 20 000 lieues sous les mers à Soleil Vert en passant Les Vikings, Le voyage fantastique ou encore Tora ! Tora ! Tora ! Éclectique, touche-à-tout surdoué, Fleischer a mis en boîte une quarantaine de longs-métrages au fil de cinq décennies de carrière, et le temps permet de redécouvrir, un par un et dans des conditions inespérées, les plus mésestimés d’entre eux. Grâce à Sidonis, il est par exemple possible d’apprécier en HD le péplum Barabbas avec Anthony Quinn, resté dans l’ombre des grands piliers du genre. Wild Side a également offert un écrin inespéré au thriller bronsonien Mister Majestyk avec une édition « Blu-ray + livre » dont ils ont le secret.

Mais c’est sans aucun doute Carlotta qui a dégainé le plus fort avec une salve de trois films distribués pour la première fois en haute définition, et tous réalisés au début des années 70. Soit un thriller conceptuellement audacieux et virtuose (Terreur Aveugle, avec Mia Farrow), un polar réaliste et désenchanté qui préfigure la future révolution télévisuelle du genre (Les flics ne dorment pas la nuit, avec le taciturne George C. Scott) et celui qui nous intéresse ici : L’étrangleur de Rillington Place.

Une adresse fatale

Dans un élan de sensationnalisme, le titre original, 10 Rillington Place, est devenu en français en plus explicite. La traduction permet incidemment de mettre ce film daté de 1971 en miroir avec un précédent titre, bien plus fameux, de la filmo de Fleischer : L’Étrangleur de Boston. Même s’il garde le principe d’adapter sous la forme d’une fiction hyper-documentée un macabre fait divers, Fleischer livre toutefois une œuvre radicalement différente en terme de mise en scène. L’Étrangleur de Boston possédait, par son usage avant-gardiste et répété du split-screen, ses parti-pris visuels (le dernier acte enfermait l’étrangleur Tony Curtis et le policier Henry Fonda dans une salle d’interrogatoire au blanc immaculé), une patine bien plus expérimentale que L’Étrangleur de Rillington Place. Pas d’audaces aussi tranchées ici, ou de fantaisies dans les décors. Fleischer, pour cette production britannique, ira jusqu’à tourner sur les lieux mêmes de l’histoire dont il s’inspire, au fin fond d’une impasse d’une banlieue ouvrière de Londres, où le serial-killer le plus malheureusement fameux du pays a sévi pendant une décennie.

Pour les non-Britanniques, un rappel de l’histoire s’impose : L’Étrangleur de Rillington Place débute en 1943, en plein Blitz. C’est à ce moment que nous découvrons John Reginald Christie (Richard Attenborough), ancien combattant et policier de réserve, qui attire dans ses filets sa première victime, qu’il étrangle et viole en prétendant lui donner un traitement contre la bronchite. C’est son stratagème, son « modus operandi », qu’il va réutiliser à plusieurs reprises à son domicile, où il loge avec sa femme Ethel (Pat Heywood), qui ne se doute (presque) de rien. Après la guerre, Christie loue à l’étage un appartement à une jeune et modeste famille, les Evans. Le père, joué avec une formidable intensité par le regretté John Hurt, est un col bleu illettré qui se ment à lui-même sur son statut social, et gère tant bien que mal son rôle de chef de famille. Sa femme Beryl (Judy Geeson), prend peur lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte d’un deuxième enfant. L’insoupçonnable et maniéré Christie, attiré par Beryl, joue sur son vague passé médical pour lui faire croire qu’il peut l’avorter. Son but est pourtant bien plus néfaste, et toute la famille Evans va pâtir de ses penchants homicides…

Pulsions morbides et bonnes manières

L’affaire Christie, au-delà de la répulsion qu’elle peut légitimement provoquer (Christie a été reconnu coupable de huit meurtres, qui ont tous eu lieu à la même adresse, et avait caché tous les cadavres dans le jardin ou entre les cloisons de l’immeuble), est fameuse en Angleterre pour avoir entraîné en 1965 l’abolition de la peine de mort dans le pays. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’acteur et futur réalisateur Richard Attenborough, à cette époque adorée de ses pairs et plutôt vu comme une personnalité joviale à l’écran, avait accepté d’endosser ce rôle à contre-emploi : le comédien tenait à faire du long-métrage un plaidoyer sans détour contre la peine capitale. Il est la pierre angulaire du projet : comme le remarque Christophe Gans, dans l’un des passionnants bonus de l’édition de Carlotta, il a suffi à Richard Fleischer de faire passer Attenborough au maquillage, pour faire oublier le côté sympathique de l’acteur. Tout comme le séducteur Tony Curtis disparaissait derrière le faux nez et les yeux creusés du tueur de Boston, Attenborough dilue sa bonhomie sous son faux crâne chauve et luisant, sa mauvaise dentition et ses lunettes de comptable. Sa prestation est aussi précise qu’inquiétante, faite de cent tics et légères grimaces qui en disent énormément sur ses frustrations sexuelles et la jouissance qu’il tire des rapports de classe qu’il instaure avec ses proies.

Il n’y a qu’à voir la façon dont il manipule le couple Evans, en jouant sur les convenances, le code moral et son apparente éducation, pour comprendre que L’Étrangleur de Rillington Place ne constitue pas juste le portrait clinique de l’esprit dérangé d’un maniaque. C’est une peinture étouffante et sans compromis de l’Angleterre de l’immédiat après-guerre, où les pires actes criminels sont la conséquence ultime d’une forme d’oppression intellectuelle et sociale issue, comme le principe de la peine de mort, d’un autre temps. Impossible de ne pas déceler la cruelle ironie d’une histoire où le tueur, cousin lointain au niveau psychologique de Norman Bates ou du Voyeur, ressemble à un collabo dédaigneux épiant son prochain derrière sa fenêtre, esquivant les soupçons en obéissant pathétiquement aux règles de la bonne société. C’est tout le sens de la scène où Christie, qui finira par dormir à l’armée du Salut après avoir « perdu » sa femme et ses biens, rembarre un SDF guère impressionné par ses bonnes manières.

Une réalsiation millimétrée

S’inspirant du livre de Ludovic Kennedy, qui reprend in extenso les minutes du procès d’Evans, Fleischer démontre d’énormes capacités d’adaptation en se pliant à l’atmosphère ténébreuse et délabrée nécessaire pour relater cette triste histoire. L’Étrangleur de Rillington Place est une forme de parenthèse européenne pour le réalisateur new-yorkais, qui précède de peu le retour au pays d’Alfred Hitchcock avec un similaire (et bien moins sérieux, par certains aspects) Frenzy. Fleischer, discrètement, mais avec le métier qui caractérise celui qui avait déjà 20 ans de réalisation derrière lui, établit en quelques plans séquences et raccords millimétrés un décor suintant la claustrophobie. La misère sociale, qui transparaît à même le papier peint délavé de ce quartier industriel, y côtoie la misère affective, comme un signe annonciateur des débordements meurtriers à venir. Lorsque ceux-ci adviennent, la caméra de Fleischer ne quitte presque jamais le visage de Christie : l’attaque de Beryl, en particulier, est un modèle de construction rythmique, le décadrage progressif des champs contrechamp laissant brutalement la place au gros plan déformé d’un tueur au visage empourpré, cédant d’un seul coup à ses pulsions. Cet art de la mise sous tension est également distillé par de simples plans fixes, d’un sac encombrant patiemment caché dans les toilettes extérieures à un Christie montant, les yeux noirs, à l’étage avec sa cravate à la main, en passant par celui où Ethel tente d’oublier cet homme qui derrière elle, dans le jardin, s’apprête à enterrer un corps.

Là où L’Étrangleur de Rillington Place se montre encore plus impressionnant, c’est lorsqu’il opère la transition entre le huis-clos irrespirable des débuts et le film de procès, avec des angles plus heurtés et des effets de caméra exacerbés. L’objectif est clair : à la barbarie primaire du tueur solitaire répond la justice, aveugle, bornée et expéditive de la société. Ça n’est pas un hasard si le passé militaire et judiciaire de Christie, déjà condamné mais jamais soupçonné « grâce » à son passif de grand blessé, nous est si longuement résumé : la destruction, nous souffle le cinéaste, se nourrit d’elle-même, qu’elle naisse pendant la guerre, ou se perpétue dans des logis miteux et des salles d’exécution.

Étonnamment, l’affaire Christie, qui s’est achevée avec sa pendaison en 1953, continue d’interroger et de passionner le public britannique. La chaîne BBC1, pas plus tard qu’en novembre dernier, a diffusé une mini-série en trois épisodes nommée Rillington Place, dans laquelle Tim Roth reprend courageusement le rôle de Christie. Le passé du tueur y est plus largement exploré, tout comme sa funeste et terrible relation avec son épouse, jouée par Emily Watson. Cette fois, la production n’a pas pu tourner devant le véritable immeuble : le lieu du crime a été rasé hâtivement dans les années 70, et est devenu l’une des artères résidentielles du célèbre quartier… de Notting Hill.