Marriage Story : un couple à déconstruire
Au croisement de Kramer contre Kramer et Woody Allen, Marriage Story dissèque un divorce « banal » avec acuité… et de grands acteurs.
S’il suffit de raconter l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme pour faire un film, le récit de leur rupture fournit depuis toujours un carburant tout aussi fascinant à la fiction. Séparation, divorce, effritement des sentiments amoureux, ces champs de bataille intérieurs ou très publics peuvent être traités de mille et une manières. Pour son neuvième film, le réalisateur américain Noah Baumbach, qui fait un retour bien plus remarqué sur Netflix après The Meyerowitz Stories, réactive la matière narrative qui était au centre de son film peut-être le plus connu, Les Berkman se séparent. D’évidence, Baumbach a voulu exorciser avec Marriage Story une histoire personnelle fatalement douloureuse. Le cinéaste new-yorkais a vécu une séparation compliquée avec l’actrice Jennifer Jason Leigh (Les Huit Salopards), et ne fait pas mystère de cette parenté avec la réalité en choisissant de faire son couple star, Nicole (Scarlett Johannson) et Charlie (Adam Driver), une actrice et un metteur en scène de théâtre. Dans ce film simple, dépouillé, il vise continuellement juste en éclairant avec une lumière compatissante la violence d’une destruction familiale vue de l’intérieur.
Cocon et destruction
Marriage Story débute avec un inventaire à la Prévert aussi tendre que malicieux : un double montage elliptique nous propulse dans la vie de ses deux protagonistes, dont les qualités (nombreuses) et les défauts (attachants) sont listés par l’être aimé… dans ce qui s’avère être une thérapie de couple sans grand succès. Cette entame idéale permet de résumer en quelques minutes le programme dramatique du film, tout en introduisant un deus ex machina émotionnel qui fournira la matière d’un épilogue silencieusement bouleversant. Nicole et Charlie se sont aimés, c’est indéniable. Certains, dont leurs proches (qui s’avèrent être les membres d’une troupe aussi soudée qu’excentrique) les voyaient faits l’un pour l’autre. Un petit garçon a rejoint leur cocon, et c’est pour lui, le jour où Nicole veut s’émanciper, que le couple va se déchirer.
« Baumbach vise juste en éclairant avec une lumière compatissante la violence d’une destruction familiale vue de l’intérieur. »
Entre père et mère, côte Est à New York et côte Ouest à Los Angeles (un schisme géographique qui se double d’un duel à distance entre théâtre « authentique » et jungle hollywoodienne), Marriage Story bondit de rancœur en ressentiment, flirtant un temps avec la comédie pour mieux repartir vers des territoires plus sombres. L’un des points forts de ce qui devient sous nos yeux un Kramer vs Kramer pour le XXIe siècle, intervient lorsque Nicole décide de demander le divorce et de prendre pour avocate la carnassière Nora (Laura Dern), diable d’efficacité en talons aiguilles et décolletés plongeants, qui a tôt fait de plaider la cause de la liberté des femmes et de transformer Charlie en ennemi à abattre. Ce dernier, aussi déboussolé dans la Cité des Anges que le serait Woody Allen au Texas, prend son contrepied en embauchant à contre-coeur un vieux routier plein d’empathie (Alan Alda, qui pour l’anecdote ne fait plus mystère à l’écran de son syndrome de Parkinson, et n’en est, involontairement, que plus bouleversant), avant de céder lui aussi à la sirène du règlement de comptes, en le remplaçant par un Ray Liotta éclatant de veulerie agressive.
Catharsis maritale
Ce récit judiciaire parallèle aurait pu une péripétie parmi d’autres, il se révèle bien plus passionnant et profond que cela. Les avocats, qui deviennent ici les symboles d’une machine judiciaire américaine transformant le moindre conflit humain en mascarade cruelle et coûteuse, incarnent dans le même temps les extensions de la conscience de Nicole et Charlie. Des excroissances brutales, bruyantes et revendicatrices, qui profèrent à leur place les pires insanités, avant que Baumbach ne lâche son dernier coup de semonce avec une scène de ménage aussi ironiquement théâtrale que ravageuse – qu’elle ait été transformée sur Internet en meme souligne à quel point il est difficile pour un réalisateur de faire prendre au sérieux par le public contemporain un tel morceau de bravoure dramaturgique, où les sentiments refoulés sont déballés à la manière d’une catharsis extrême, comme un flot furieux où chaque vérité balancée s’accompagne d’un regret, chaque reproche d’un remords. Il n’y a pas de bon et de mauvais camp dans cette désagrégation lente, pas de parti rassurant à prendre, même si Charlie s’est avéré infidèle et Nicole a plus ou moins cédé à un chantage géographique. C’est ce qui rend le film si juste, et le fait résonner avec une audience si large.
Aussi intimiste soit-il, Marriage Story n’est pas un film aride : le travail sur les couleurs, la richesse ou la nudité des décors, qui relaient l’état d’esprit des personnages, et la direction d’acteurs (chacun délivre ici une performance de haute volée, même si Laura Dern menace continuellement de tous leur voler la vedette) est remarquable, et malgré quelques visibles longueurs – la séquence sur Halloween aurait pu par exemple être excisée sans souci -, le résultat s’avère aussi modeste dans son intention que passionnant dans son exécution. Baumbach réussit même, comme Kramer vs Kramer avant lui, à achever son récit sur une note de happy end, un discret renvoi au prologue et un rappel que derrière tout ce charivari sentimental, cette certitude qu’une partie de nous s’est désintégrée à tout jamais, il y a toujours eu, en premier lieu et au centre de tout, un amour pur et sans conditions.