Paperhouse : la maison des songes
Bien avant Inception, un film explorait l’idée que nous étions les architectes de nos rêves. Invisible depuis des années, Paperhouse gagne à être redécouvert.
En 1988, Bernard Rose est encore complètement inconnu, du public comme du monde du cinéma. Certes, le pas encore trentenaire londonien, fort d’une expérience de coursier dans le Muppet Show et surtout de réalisateur de clips pour des artistes aussi prestigieux que Roy Orbison, Roger Waters ou, hum, Frankie goes to Hollywood (vous aussi, vous ne vous souvenez que de « Relax » ? Ça tombe bien, c’est celui-là qu’il a conçu) a déjà les deux pieds fermement ancrés derrière la caméra. Après deux téléfilms pour la BBC, Rose se voit offrir la possibilité de réaliser un premier long-métrage de cinéma, avec le soutien d’une société de production qui ne s’était alors fait remarquer que pour avoir financé les premiers films de Stephen Frears : Working Title. Les futurs géniteurs des plus grandes comédies romantiques anglaises sont les seuls attirés par le projet de Bernard Rose, qui veut adapter à sa manière Marianne’s Dreams, le roman de Catherine Storr qui traite de l’éveil à l’adolescence d’une enfant à travers le monde des rêves.
De l’aveu même du cinéaste, et malgré le fait que le thème onirique soit à la mode dans les années 80 (merci Freddy Krueger), l’histoire, inclassable, rend le film difficile à vendre. Après sa sortie en 1989 en Angleterre, et plusieurs passages dans les festivals, dont celui d’Avoriaz (où il remporte le « Prix de l’Étrange », l’une des nombreuses catégories surréalistes de la manifestation fantastique), le couperet tombe : Paperhouse est un bide, et sort même directement en K7 vidéo en France, perdu dans les rayonnages au milieu des slashers de seconde zone. Paradoxalement, c’est ce caractère unique, associé à une sortie discrète, pour ne pas dire clandestine et l’absence de toute édition DVD en France jusqu’à ce mois de mai 2012 qui a contribué à faire de Paperhouse un film culte. Sa ressortie inespérée chez Metropolitan Filmexport permet de vérifier sur pièce que, malgré quelques aspects datés et une certaine naïveté de ton, cette réputation-là n’est pas usurpée.
Tuer le père
Dans Paperhouse, nous faisons la connaissance de la jeune Anna, pré-ado déjà un peu rebelle qui à la veille de ses 11 ans, tombe malheureusement pour elle malade et doit rester clouée au lit. Anna grandit seule avec sa mère, tandis que son père travaille en mer, loin d’elle. Elle se réfugie dans ses dessins, notamment celui d’une maison biscornue isolée au milieu de la lande. Et lorsqu’elle rêve, cette maison prend vie, et à chaque nouveau dessin qu’Anna fait, celle-ci se remplit d’objets, de détails, d’un nouvel arbre… et enfin d’un garçon paralysé des jambes, Marc, qu’elle croit avoir créé. Cet ami imaginaire n’en est peut-être pas un, pourtant, puisque sa description ressemble fort à celle d’un patient de son médecin. Un garçon atteint d’une maladie rare et peut-être mortelle. Les rêves s’assombrissent, la joie primaire laisse la place à la mélancolie, puis à l’angoisse, lorsque le père d’Anna, de plus en plus fiévreuse, arrive dans ses rêves, silhouette menaçante armée d’un marteau…
On le voit à ce court résumé, Paperhouse demande clairement à son audience d’abandonner dès le départ tout esprit cartésien. Les premières séquences du film servent ainsi d’abord à nous dévoiler un univers familier, celui du quotidien d’une jeune Anglaise de famille ouvrière, ses gamineries et ses escapades. Un monde normal, à ceci près que la figure paternelle est absente, et que la jeune fille tombe fortement malade, suant à grosses gouttes et s’évanouissant à plusieurs reprises, au grand désespoir de sa compréhensive maman. Plus que dans le livre de Catherine Storr, qui évoquait plutôt la prise de conscience chez un enfant de son pouvoir de malfaisance, Bernard Rose accentue la dimension œdipienne du récit en donnant le visage du père à la menace qui obscurcit les rêves d’Anna. Le film est évidemment aussi une évocation limpide de l’éveil à la sexualité féminine : les symboles (le premier baiser imaginaire, la fièvre inexpliquée, ou la faille pleine de lave, pour n’en citer que quelques-uns) abondent tout au long du périple sensitif de notre héroïne. Avec le personnage de Marc, ami en détresse qui se sait condamné, et qu’Anna, après une période initiale de méfiance, se donne pour mission de sauver, Paperhouse propose enfin une évocation subtile et émouvant du thème du deuil et de l’acceptation de la mort. Vous avez dit anti-commercial ?
Jusqu’au bout du rêve
Cette richesse narrative, qui s’appuie sur un script certes mécanique composé d’allers-retours nonchalants entre rêves et réalité, compose un matériau idéal pour le cinéaste en devenir qu’était alors Bernard Rose. Plutôt que d’avoir recours à des de coûteux et encore balbutiants effets spéciaux digitaux (qui auraient certainement contribué à dater prématurément le film), le réalisateur s’appuie sur du dur, des paysages côtiers du Devon où se déroule entre autres le troisième acte aux maquettes et décors utilisant la perspective forcée pour l’intérieur de la « maison de papier ». Vingt-cinq ans après sa réalisation, Paperhouse garde son pouvoir évocateur intact, les tableaux rêvés à la Magritte contrastant efficacement avec la grise banlieue londonienne, la musique synthétique obsédante de Hans Zimmer (alors à ses débuts) se chargeant d’unifier l’ensemble par une bande-son quasi onirique. Certaines séquences comme l’ascension de l’escalier en lévitation, ou l’apparition au sommet d’une colline du père d’Anna dont la silhouette se découpe dans la brume (une idée empruntée à La nuit du chasseur, influence avouée du metteur en scène) continuent d’impressionner la rétine, tout en illustrant à merveille la nature ambivalente du monde du rêve.
Le réalisateur affirme qu’il ne voulait pas représenter ces derniers sous une forme fantasmatique, avec des images floues ou éthérées. Lorsqu’on rêve, tout est clair, concret, réel et logique, même si, à notre insu, rien ne l’est. L’équipe artistique a poussé le concept jusqu’au bout, en adaptant par exemple la forme des escaliers, d’abord larges et accueillants, puis étroits et tordus, aux émotions d’Anna, ou en transformant la chambre idéale de la maison de papier en masure noircie par la suie après que le dessin de la jeune fille se soit retrouvé à la poubelle.
Destins croisés
Attachant y compris dans ses imperfections, Paperhouse aura, malgré l’accueil glacial qu’il reçoit, tapé dans l’œil de nombreux producteurs. Ébranlée par un tournage qui lui demande d’être de tous les plans, la jeune Charlotte Burke, découverte par Rose après un long casting, préfèrera après ce film devenir avocate et ne tournera dans aucun autre film. Sa performance reste bancale et parfois peu naturelle – normal, pour ce qui constituait son premier et dernier rôle -, mais laissait transparaître un tempérament intéressant, malheureusement non exploité. Plus triste encore, Eliott Spiers (Marc) qui voulait embrasser la carrière de comédien, décédera en 1994 en se jetant par la fenêtre de l’hôpital où il était soigné pour une grave malaria.
Une tragédie dont Bernard Rose se souvient avec une émotion palpable dans la voix, dans l’un des suppléments réalisés pour cette édition par Metropolitan. Interrogé sur ce projet fondateur de sa carrière, le réalisateur ne s’exprime malheureusement que peu sur la tournure qu’elle prendra. Repéré par Clive Barker qui lui confie l’adaptation d’une de ses nouvelles, Candyman, qui deviendra son meilleur film, Bernard Rose enchaînera avec plusieurs films historiques (Ludwig Von B., biographie de Beethoven avec Gary Oldman) et adaptations de Tolstoï, avant de réaliser en 2008 le sympathique Mr. Nice. Une filmographie intéressante mais confidentielle, presque artisanale, loin de ce que l’on pouvait attendre de ce cinéaste après ses premiers coups d’éclats.