Pinocchio : un conte familier qui reprend brillamment vie
Attendu depuis presque 15 ans, le Pinocchio de Guillermo del Toro est à la hauteur des attentes. Attention bijou !
S’il y a bien un conte que l’on pense sincèrement connaître par cœur, c’est Pinocchio. Aussi clairement implanté dans notre inconscient que la balade du Chaperon rouge, le personnage créé par l’Italien Carlo Collodi en 1881 est entré dans l’imaginaire mondial dès le siècle suivant. La « faute », entre autres, à un certain Walt Disney, l’une des premières adaptations cinématographiques marquantes de l’histoire, qui fut loin d’être isolée. Près d’une centaine d’autres tentatives plus ou moins fidèles plus tard, et quelques mois seulement après la nouvelle version Disney signée Robert Zemeckis, c’est l’arlésienne de Guillermo Del Toro qui pointe le long bout de son nez sur Netflix.
Un projet personnel, couvé depuis 2008 par le réalisateur de La Forme de l’eau, qui aurait pu rejoindre la cohorte de ses travaux inachevés sans l’intervention de la plateforme de streaming, déjà productrice de la série Chasseurs de Trolls et de l’anthologie très remarquée Le Cabinet de Curiosités de Guillermo del Toro. Un pari aussi, puisque le cinéaste, assisté par le spécialiste de l’animation en volume Mark Gustafson (Fantastic Mister Fox), propose une version adaptée à sa sauce du célèbre conte, réalisée entièrement en stop-motion – procédé qui tient finalement de l’évidence pour un tel personnage. Les infos officielles parlent de 1 000 jours de tournage, chiffre qui n’a rien de surprenant lorsqu’on sait à quel point l’animation image par image nécessite une patience de titan. Mais il témoigne aussi de l’importance maniaque accordée à chaque décor, objet et scène qui compose ce film dépoussiérant avec génie une histoire mille fois racontée.
Âge tendre et tête de bois
Pinocchio se déroule dans l’Italie fasciste de l’entre-deux-guerres. Un contexte militaropolitique anxiogène, tangible, qui contraste volontairement avec la dimension merveilleuse du destin de Gepetto (à qui David Bradley, vu dans les Harry Potter, donne sa voix) et de sa marionnette rêvant d’être un véritable enfant. Del Toro fait du menuisier solitaire un père détruit par la mort de son fils Carlo dans le bombardement de l’église du village, en pleine Première Guerre mondiale. Un prologue déchirant qui débouche, lors d’une nuit d’ébriété, sur la création de Pinocchio (Sebastian Mann) par un Gepetto possédé et inconsolable, persuadé de pouvoir tailler « son » Carlo dans le pin qui pousse au-dessus de sa tombe. L’intervention d’un être bleu immanent (qui ne ressemble néanmoins en rien à la Fée Bleue) donne vie au pantin en bois, qui s’avère être non pas un Carlo bis, mais un garçon doté de sa propre personnalité. Un enfant turbulent, effrayant au départ, y compris pour son créateur. Pinocchio n’est que joie de l’enfance et inconscience pure, au point d’en être blessant et capricieux. Sa nature de « marionnette sans fil » attise méfiance et convoitise, à commencer par celles d’un directeur de cirque radin et mégalo puis d’un voisin fasciste voyant dans Pinocchio le petit soldat immortel idéal…
« Pinocchio a fait oublier qu’il était une énième adaptation. »
Les réalisateurs et le casting de Pinocchio ont insisté à longueur d’interviews sur le fait que cette nouvelle version célèbre non plus le conformisme à l’ordre établi (Pinocchio ne rêve après tout que d’être un « vrai garçon normal », qui va à l’école et fait ce qu’on lui dit), mais celle d’une forme de désobéissance joyeuse, de questionnement des figures d’autorité et de leur légitimité. Et c’est tout à fait vrai : en choisissant de faire grandir Pinocchio dans un environnement infantilisé par le culte du chef (Mussolini, ridiculisé ici en quelques savoureuses scènes), Del Toro fait de sa marionnette un « agent provocateur » perturbant par son libre arbitre les schémas archaïques et mortifères de la société. Ce faisant, il rend d’autant plus émouvant le lien qui l’unit à Gepetto, libéré lui aussi de l’image de gentil papy grondeur auquel il se voit trop souvent réduit. Pinocchio est très littéralement ballotté entre tous les personnages qui voient leur destinée bouleversée par son arrivée, mais il conserve vaille que vaille son autonomie. Quitte à faire des erreurs, quitte à paraître dédaigneux ou même détaché du commun des mortels – il rencontre en effet plusieurs fois la Mort (Tilda Swinton), sorte de griffon impassible évoquant aussi bien les Hellboy que Miyazaki, entouré de lapins noirs caustiques irrésistibles, dans ce qui constituent certaines des meilleures scènes du film.
La valse tragi-comique du pantin
Ce mariage entre l’univers du conte, la fantasy et le sombre cadre historique font du long-métrage un cousin pas si éloigné de deux des meilleurs films du cinéaste, L’échine du diable et Le labyrinthe de Pan. Et Pinocchio se montre à la hauteur de ces bijoux, en ajoutant à ces ingrédients aussi disparates qu’assemblés avec une parfaite cohérence, une large louche d’humour (et de musique !) par le biais du personnage lui aussi revisitée de Sebastian J. Cricket (Ewan McGregor, en très grande forme), conscience, mentor et « habitant » du garçon en bois. Narrateur de l’aventure, le criquet manque de voler la vedette à ses compagnons humains à chaque apparition. Il contribue à faire voguer le film, parfois très littéralement, entre gravité éprouvante (il fait allusion aux bûchers et à la crucifixion, au désespoir et à l’inéluctabilité de la mort, au deuil et aux regrets) et légèreté primesautière (le nez qui s’allonge de Pinocchio par exemple devient ici un atout et une source de gags). La richesse thématique du film est telle qu’elle autorise plusieurs lectures, s’arrêtant sur chaque passage incontournable du conte pour mieux le réinventer, lui insuffler une nouvelle vie, un nouveau sens, en accord avec les obsessions de Guillermo – il serait intéressant entre autres d’évoquer la question des motifs religieux et panthéistes qui traversent et s’opposent pendant tout le film.
Quand arrive l’épilogue, apaisé et discrètement bouleversant (impossible de ne pas penser dans ces moments aux Pixar de la grande époque), Pinocchio a fait oublier qu’il était une énième adaptation. Peaufiné dans ses tous ses aspects – la musique brillante, emplie de chaleur et d’exaltation, d’Alexandre Desplat n’a même pas été encore citée -, le film dépasse son statut d’histoire familière en assumant ainsi sa différence, avec son style graphique tranché, ses créatures étranges, son imagerie colorée et truculente, ses péripéties bondissantes, sa morale jamais abêtissante, bien au contraire… Le résultat est la preuve qu’il y a des raisons pour regretter que Guillermo del Toro ne parvienne pas ainsi à mener tous ses projets inachevés à bien !