Prime Cut : quand Gene Hackman jouait le redneck impitoyable

par | 7 mars 2025 | Rétroaction

Prime Cut : quand Gene Hackman jouait le redneck impitoyable

Imparfait, mais totalement inclassable, Prime Cut (Carnage en VF) est un polar rural avec Lee Marvin et un Gene Hackman déchaîné qu’il faut découvrir sans attendre.

L’histoire de Prime Cut est d’une simplicité digne des meilleures séries B : Devlin (Lee Marvin, fidèle à lui-même) est un « recouvreur de fonds » à qui on ne la fait pas, un dur de Chicago. La mafia l’envoie au Texas récupérer l’argent prêté au propriétaire d’un ranch et d’une usine de viandes qui porte le nom curieux de Mary Ann (le désormais regretté Gene Hackman, alors tout juste sorti de l’aventure French Connection). Arrivé sur place, Devlin se rend compte qu’il va devoir employer la manière forte : Mary Ann a transformé les précédents hommes de main en chair à saucisse – littéralement – et, avec son frère, prospère sur place dans le trafic d’esclaves sexuels féminins et de cocaïne. Pour corser le tout, la femme de Mary Ann, Clarabelle (Angel Tompkins), s’avère être une ex de Devlin…

Décalages et surréalisme

Prime Cut : quand Gene Hackman jouait le redneck impitoyable

Dans les bonus de l’édition DVD de Carnage, titre français de ce titre longtemps invisible, le cinéaste Frédéric Schoendoerffer et le cinéphage Jean-Pierre Dionnet conversent autour de Prime Cut dans une salle de cinéma. Improvisé, mais passionnant, l’entretien pose cette question incontournable : pourquoi Michael Ritchie n’est-il pas devenu un grand réalisateur ? Pas que le cinéaste américain ait fini dans les limbes, mais au vu de son début de carrière, il était permis de penser que Ritchie parviendrait à signer des films plus intéressants que Fletch aux trousses, Golden Child ou Parle à mon psy, ma tête est malade. Avant d’enquiller les comédies sur le base-ball ou le football américain, Michael Ritchie avait signé deux longs-métrages avec Robert Redford (La descente infernale et surtout Votez McKay), ainsi que ce Prime Cut, réalisé en 1972.

« Prime Cut est au carrefour de la série B à l’ancienne façon Don Siegel et du film d’exploitation. »

Le metteur en scène, issu du documentaire et de la télévision, a une idée derrière la tête en tournant ce script. Dès le générique, qui décrit avec un cynisme glaçant le fonctionnement de cette fameuse usine à viandes (où périt hors-champ le fameux homme-saucisse), Prime Cut s’engage sur des rails étranges, opposant en quelques plans naturalistes l’agitation familière des grandes villes et les paysages pastoraux et idylliques de la campagne texane. Tous les motifs visuels tendent à souligner cet aspect décalé, avec l’impassible Marvin entouré de ses hommes de main en costume cravate d’un côté, et un Gene Hackman au sourire carnassier à la tête d’un gang de bouseux maniant la fourche et le maillet de l’autre. Même la sous-intrigue consacrée à Sissy Spacek, qui joue l’une des innocentes esclaves vendues à de libidineux Texans que Marvin va se mettre en tête de sauver, paraît iconoclaste, la faute à des dialogues et des situations (la scène du restaurant où la femme-enfant parade presque nue) surréalistes.

Une pièce charnière du Nouvel Hollywood

Prime Cut : quand Gene Hackman jouait le redneck impitoyable

Ce qui fait la spécificité de Prime Cut, c’est cette obsession de prendre à contre-pied les clichés habituels du film de genre. Rien n’est fait pour rendre le mutique Devlin sympathique. Duo terrible aux relations masochistes ambiguës, Mary Ann et son frère ne pourraient être plus dissemblables, et pourtant rien ne nous est expliqué sur leur passé, ou la naissance de leur empire criminel. Prime Cut déroule son histoire ainsi, en creux, avec détachement : au bout du compte, seule importe cette confrontation Devlin/Mary Ann que l’on devine inévitable dès leur première rencontre. On pense à un Witness inversé, où les vrais méchants seraient dans la ferme, et les « gentils » en route pour les éradiquer. Le terme n’est pas vain : le final démarre par un plan fabuleux d’orage déversant ses éclairs sur les champs, accentuant la dimension fantastique de la vendetta de Marvin. Et que dire de cette scène iconique où un fils de paysan visiblement attardé se met au volant d’une moissonneuse-batteuse pour tenter de découper Marvin et Spacek en rondelles…

Avec son casting prestigieux, son atmosphère unique, Prime Cut reste une pièce charnière et obscure des années 70, au carrefour de la série B à l’ancienne façon Don Siegel, du film d’exploitation (qui annonce dans ses excès graphiques la vague horrifique de l’après Massacre à la tronçonneuse) et de la réflexion, typique du Nouvel Hollywood, sur l’Amérique et ses mythes. L’œuvre a ses défauts (le besoin forcené de chercher l’incongru partout peut parfois se résumer à une véritable incompréhension – voire cette attaque sauvage…à la saucisse ?), mais se révèle malgré tout fascinante. Et importante pour saisir les changements qui s’opéraient à cette époque dans toutes les strates du cinéma américain.

NDLR : cet article est paru à l’origine sur le site iletaitunefoislecinema.com