Rendez-vous avec la peur : l’étrange regard de Jacques Tourneur
Rendez-vous avec la peur revit en Blu-ray dans son montage d’origine. Retour sur une œuvre fondatrice.
Dans une forêt fantomatique du sud de l’Angleterre, un savant, le professeur Harrington (Maurice Denham), trouve mystérieusement la mort après avoir dénoncé les activités sataniques d’un confrère, le docteur Julian Karswell (Niall MacGinnis, vu dans Becket et Jason et les argonautes). A-t-il été victime d’une malédiction ? Son collègue, John Holden (Dana Andrews, célèbre pour Laura et Quand la ville dort), se rend sur place pour enquêter sur ce qui ressemble à une disparition surnaturelle, même si tout cela n’est pour lui que superstitions. Il rencontre la nièce du savant assassiné, Joanna (Peggy Cummins), et rencontre le sinistre Karswell, qui lui prédit soudainement qu’il va mourir dans trois jours…
Une vision française
Fils de Maurice Tourneur (Le Mystère de la chambre jaune), Jacques Tourneur (ou Jack, comme l’appelaient les Américains) a marqué l’histoire du cinéma fantastique d’une manière bien distincte. Martin Scorsese, David Lynch, M. Night Shyamalan, voire même Steven Speilberg (pour le monstre des Dents de la Mer) et bien sûr Sam Raimi avec son Jusqu’en enfer qui tient presque du remake, revendiquent tous l’influence de son œuvre et plus précisément de Night of the Demon, alias Rendez-vous avec la peur, dans leur approche personnelle du genre.
À la fin des années 50, les studios Hammer commencent à remplir les salles avec ce qu’on appelle alors parfois des « pseudos films d’horreur », qui réinventent les grands mythes du fantastique dans un savant mélange de provocation et de kitsch involontaire. C’est le début d’une faste période en Angleterre où zombies, vampires et autres créatures exotiques envahissent les salles obscures. Le producteur anglais Hal E. Chester contacte alors Jacques Tourneur, déjà l’auteur des célèbres Vaudou et de La Féline pour adapter une nouvelle de Montague R. James. Le producteur y voit matière à un nouveau film d’horreur à la manière américaine. L’ambition de Tourneur, en revanche, s’annonce bien plus étendue : il veut renouveler le genre fantastique, qu’il considère comme engoncé dans de vieux trucages gothiques qui n’effraient plus personne et se concentrer sur un univers très réaliste pour revenir aux racines du genre.
Aux origines de la peur
Jacques Tourneur se laisse convaincre par un autre aspect du scénario, qui lui parle personnellement. Adepte du satanisme revendiqué, « du versant crépusculaire de l’esprit », le réalisateur se passionne pour la magie et le surnaturel depuis de longues années. Il tourne d’ailleurs près des Mégalithes de Stonehenge, en Angleterre, considérée comme un lieu chargé de mystère et de magie. Pour illustrer le surnaturel dans son film, aucun artifice technique ou presque ne s’avère nécessaire. Seuls le pouvoir de suggestion du cinéma et sa capacité à hypnotiser le spectateur devaient faire fondre ses préjugés comme neige au soleil. Tourneur présente un héros, incarné par Dana Andrews, d’abord incrédule et scientifique. Tel le public américain de l’époque, bombardé d’images surréalistes de vampires et de démons, John Holden refuse de croire une seconde à un scénario surnaturel. Piégé par son propre rationalisme, il va finir par admettre la vérité, mais peut-être est-il déjà trop tard : Rendez-vous avec la peur imagine en effet une malédiction qui fonctionne comme un compte à rebours. Grâce à cet étonnant subterfuge, Tourneur parvient à créer un sentiment d’urgence morbide, qui débouche sur un effet cathartique impressionnant.
[quote_right] »Une fois le film achevé, Tourneur découvre un deuxième film dans son film. »[/quote_right]À une époque où il était impensable de laisser au réalisateur le director cut de son film, un personnage néfaste se révèle : Hal E. Chester, qui se fait appeler « Hally ». Ce producteur exécutif prendra en charge la réécriture du scénario et la réalisation de seconde équipe, totalement à l’insu du réalisateur de La Féline. Chester ne partage pas la vision de Tourneur sur cette histoire et se montre d’une avarice extrême lorsqu’il s’agit de dépenses. Une fois le film achevé, Tourneur découvre un deuxième film dans son film. Il réalise que sa méthode de suggestion a été totalement désamorcée dès la première scène avec une marionnette plus que grotesque confectionnée derrière son dos et sensée représenter le « Bonhomme Tonnerre », le monstre de l’histoire – à sa décharge, le monstre est devenu depuis une icône du genre. Pour Tourneur et Charles Bennett, le scénariste d’origine, le vrai monstre, s’appelle Hal E. Chester. Pourtant, un film culte est né. En effet, l’art de Jacques Tourneur s’exprime pleinement dans ce Night of the Demon : ses jeux d’ombres, ses plans serrés, la présence d’images subliminales et l’ambiguïté préférée au suspense hitchcockien … Tout fonctionne parfaitement. Par de brillants effets pyrotechniques, le cinéaste sème le trouble dans l’esprit du spectateur qui croist identifier le mal tour à tour dans la lumière puis dans l’obscurité, sans que la vérité ne soit jamais véritablement révélée. Au contraire, Holden, fataliste, pense malgré ce qu’il a aperçu qu’ « il vaut mieux ne pas savoir », comme une ultime leçon d’un cinéaste qui se disait lui-même médium. Bien des années plus tard, Jacques Tourneur reçut une reconnaissance tardive, en particulier de la critique française pour son œuvre.
La version UK réhabilitée
Lors de la sortie de Night of the Demon, en 1957, la censure anglaise ne retira qu’une courte scène évoquant une secte. Mais aux États-Unis, Curse of the Demon se retrouve amputé de 10 minutes de scènes de narration pourtant cruciales à la compréhension de l’histoire. Wild Side Vidéo a sorti le 27 novembre dernier une toute nouvelle version du film, restaurée avec le montage britannique d’origine. Ce coffret s’accompagne d’un essai du journaliste et historien franco-américain Michael Henry Wilson, Le Versant crépusculaire, une minutieuse analyse de l’œuvre de Tourneur qui offre une toute nouvelle lecture de la genèse du film.
Rendez-vous avec la Peur est un coffret à mettre entre les mains de tous les amateurs de cinéma fantastique, pour apprécier l’atmosphère unique du « maître de la suggestion », apprécier le soin apporté à la restauration de l’image en noir et blanc, et découvrir une œuvre qui a contribué à réinventer l’approche de la peur sur grand écran, un travail qui trouve encore une résonance chez les cinéastes contemporains.