Knightriders : chevaliers d’un autre temps
Quand Camelot rencontre Easy Rider, cela donne Knightriders, ovni méconnu et essentiel de Romero.
Knightriders s’ouvre sur une série de plans qui n’aurait pas dépareillé au sein de l’Excalibur de John Boorman, tourné la même année : un coin de forêt idyllique, traversé par les feux de l’aurore, où un gentilhomme et sa dame s’éveillent lentement. La ritournelle de la bande-son contribue à nous faire croire que nous sommes bel et bien au Moyen-âge. De fait, l’homme part s’ébrouer dans une rivière (où il en profite pour se flageller avec des roseaux, tel le Morrissey des Smiths), enfile bientôt une tunique, puis le haut de son armure que sa belle vient l’aider à fermer. Ah, l’amour courtois… Puis soudain, alors que le couple vient d’enfourcher son destrier, la caméra effectue un brusque zoom arrière alors que rugit dans la bande-son un bruit caractéristique : la moto du chevalier surgit du bois pour reprendre la route, alors qu’un hymne triomphal vient accompagner l’arrivée du titre sur l’écran : Knighriders, gentes dames et damoiseaux !
« Camelot, c’est un état d’esprit »
Bien que cette majestueuse et ironique entrée en matière décroche sans problème un sourire, Knightriders n’est malgré tout pas une comédie anachronique et nonsensique à la Monty Python ou Trois heures moins le quart avant JC. Ce film de George A. Romero, réalisée juste avant l’anthologie horrifique Creepshow, est à de nombreux égards un objet filmique non identifié, à la fois pour les fans du cinéaste et pour le public, qui lui réserva un accueil glacial à sa sortie en 1981. Connu avant tout pour ses films horrifiques à petit budget, Romero n’est pourtant pas seulement un maître précurseur du film de zombies, mais aussi un activiste anti-etablishment envisageant clairement le médium cinéma comme un outil permettant de faire passer, sous le vernis du film de genre, de multiples messages anticonformistes.
Dans Knightriders, les fameux chevaliers à moto ne sont pas des amis d’Arthur égarés dans la quatrième dimension, mais des marginaux – c’est tout du moins sous cette appellation que les rangeraient les pouvoirs en place – ayant décidé de fuir la vie citadine et ses futilités pour épouser le mode de vie arthurien. « Camelot, c’est un état d’esprit », clame l’affiche du film. Nous sommes quelque part dans la campagne américaine, une Amérique rupestre, rustique et sauvage (le film a en fait été tourné en Pennsylvanie), et ce clan de motards (qui aime donc tout dans le médiéval sauf les chevaux) voyage d’Etat en Etat pour organiser des spectacles de joutes « à l’ancienne », avec stands artisanaux, musique d’époque, et surtout tournois et duels à dos de bécanes, lances et masses d’armes à la main.
Ces spectacles sont complètement autres mais présentés avec un tel souci du détail qu’ils nous paraissent sortis d’un documentaire (le film a d’ailleurs été inspiré selon Romero par les activités d’une véritable association, la Société pour l’Anachronisme Créatif (SCA), née en 2006 et qui compte encore aujourd’hui 60 000 adhérents). Cet esprit de communauté, qui pousse chacun des membres à s’habiller constamment de frusques bariolées et à conduire des motos customisées pour la joute, et ce mode de vie itinérant sont la raison d’être de Billy (un tout jeunot et déjà magnétique Ed Harris), le roi arthurien de ce Camelot hors du temps. Tout comme Jack Burns, le héros de Seuls sont les indomptés, Billy refuse de vivre selon les codes que la société lui impose. Romero n’en fait pas mystère, et les yeux immensément bleus d’Ed Harris le soulignent : Billy est un doux illuminé, obsédé par son code de valeurs (« Le code, c’est la vérité ! » hurle-t-il à un moment), dont le charisme et l’intransigeance ont entraîné dans sa roue toute une bande d’outcasts prêts à la suivre à travers l’Amérique. À l’instar d’un autre film contemporain de Knigthriders, Bronco Billy, on suit une galerie de personnages pittoresques, prétextes à de nombreuses sous-intrigues mettant en valeur leur humanité et leur opposition à un mode de vie privilégiant la superficialité.
À la gauche du roi
Knightriders n’est toutefois pas un véritable road-movie gentiment contestataire à la Easy Rider, mais bien un pamphlet rageur utilisant la mise en abyme du spectacle dans le spectacle (le film est aussi fascinant pour les spectateurs que le show des « chevaliers » l’est pour le public) et l’analogie cristalline apportée par son univers chevaleresque, pour affirmer la toute-puissance de la liberté d’expression individuelle. Ainsi, malgré l’aide que lui apportent le « Merlin » du groupe, un docteur viré chamane mystique, sa dame Guenièvre (qui s’appelle en fait Linet) et son fidèle Lancelot, en réalité un playboy idéaliste nommé Alan, les tensions couvent dans la troupe de Billy. Le roitelet refuse l’idolâtrie des gamins, la popularité qui attire une foule dépeinte comme une masse bovine composée de beaufs incultes, et des bikers détruisant sans prévenir les terrains de jeux des spectacles. Son sympathique némésis, Morgan (incarné par le spécialiste des effets spéciaux Tom Savini, qui se révèle ici excellent) est tenté par la proposition d’un agent de transformer leurs kermesses mazoutées en show commercial taillé pour Las Vegas.
Plutôt que le Graal et les amours incestueuses, ce sont donc ici le consumérisme et l’appât du gain qui menacent de faire disparaître Camelot-sur-Pittsburgh. Plus spécifiquement, l’appel du conformisme, opposé avec peu de subtilités à la pureté d’esprit et le désintéressement de Billy et ses compagnons. Ce qui compte dans Knightriders, ce n’est pas de divertir les masses, mais de composer avec les vicissitudes du monde moderne en retournant à des valeurs plus simples, à une auto-suffisance assumée. Un message clairement de gauche, comme toujours chez Romero, qui en profite pour régler une fois de plus son compte aux figures de l’autorité, à travers une incroyable scène de passage à tabac où un Billy costumé débarque dans un diner pour tabasser un shérif fasciste et corrompu, sous les applaudissements de clients admirateurs !
La communauté de Romero
Malgré son petit budget et des conditions de tournages artisanales, Knightriders force l’admiration en créant un monde tangible, avec ses routines, ses aléas, ses veillées au coin du feu et ses rituels d’avant-spectacle. Romero s’est entouré pour plus de crédibilité d’une troupe d’habitués, d’amis même : Ken Foree et Tom Savini sont les plus connus, mais ce ne sont pas les seuls. Christine Forrest, qui joue le garçon manqué mécanicien Angie, a épousé son réalisateur en fin de tournage. De passage sur le tournage pour travailler sur le script de Creepshow, c’est même Stephen King qui finit par faire partie du casting, incarnant quelques secondes aux cotés de sa femme un spectateur redneck pour qui « tout ça c’est du bidon ! ».
Et de fait, Knightriders n’a rien d’un spectacle au rabais, malgré ses dimensions symboliques. La photographie de Michael Gornick permet de magnifier les joutes de la troupe à Billy, assurées en bonne partie par une équipe de cascadeurs impressionnante. On sent que le réalisateur s’est amouraché de ces voltiges improbables une fois en sale de montage. Affichant 145 minutes au compteur, Knightriders est de fait trop long (1), donnant l’impression lors d’un ultime tournoi que les créateurs de cet univers se refusent à quitter la scène, à tirer le rideau. Le destin de Billy, qui finit par quitter son trône et se lance dans une ultime virée sur sa moto, rend d’autant plus déchirantes les dernières minutes du film. Plane alors comme un parfum de nostalgie, de nouvelle aurore forçant les personnages, comme les spectateurs, à tourner définitivement la page. Knightriders, est, par un troublant paradoxe, effectivement tombé dans l’oubli suite à son échec critique et commercial. Romero ayant enchaîné avec les succès de Creepshow et du Jour des mort-vivants, sa virée médiévale est devenue un vague souvenir de cinéphiles, indisponible en DVD sous nos latitudes et jamais diffusé à la télévision. Prions (à genoux devant une épée, si possible) pour qu’un éditeur daigne se pencher un jour sur le sort de cette épopée motorisée qui ne ressemble toujours, plus de trente ans après, à rien de connu.
(1) Une version courte de 102 minutes a même été exploitée en Europe dans les années 80.