Shadow : un mémorable ballet monochrome

par | 9 août 2020

Zhang Yimou signe avec Shadow un retour remarqué au film de sabre en costumes, grâce à sa patte visuelle éblouissante et un récit classique mais tortueux.

Pendant un temps, on a cru avoir perdu Zhang Yimou. L’un des cinéastes chinois les plus prolifiques et réputés de la « cinquième génération », à qui l’on doit Hero, Vivre ! ou Le secret des poignards volants, a toujours été partagé entre ses velléités d’auteur exigeant et ses accointances, aussi réelles que complexes, avec le régime officiel. Passé du statut de chéri des festivals à celui de réalisateur de gros films populaires, Yimou est passé en mode burnout avec La grande muraille, kouglof de fantasy sino-américain, qui devrait célébrer l’union de deux des plus grosses industries de divertissement au monde, mais aura surtout créé de l’embarras des deux côtés du Pacifique. Son nouveau film, One Second, a créé l’événement au festival de Berlin en étant… retiré du programme à la dernière minute par la censure chinoise, a priori à cause de son sujet (la Révolution Culturelle et les grandes famines). Patriote ou adepte éclairé, Zhang Yimou ? Shadow, tourné entre ces deux projets, n’apportera pas plus de réponse à ce débat. Ce film de sabre somptueux se contente de nous rappeler à quel point Yimou reste l’un des esthètes les plus passionnants de son temps.

Le pouvoir ou la liberté

Située durant la période des Trois Royaumes (vers le IIIe siècle), l’action de Shadow se déroule à un moment-clé d’un jeu de domination entre les factions en place. Le roi du clan des Pei (Ryan Zheng), capricieux et timoré, refuse de partir à la reconquête de la grande cité abandonnée aux mains des Yang et de son invincible général (Hu Jun). Le roi peine pourtant à tempérer l’appétit de revanche de son commandant, Yu (Deng Chao) blessé durant la dernière bataille et ayant provoqué le général Yang en duel. Il ignore aussi que Yu est mourant suite à ses blessures, et qu’il a en fait dépêché à la cour son sosie, Jing (Deng Chao également), un paysan enrôlé de force dans son enfance pour servir d’« ombre » à ce puissant stratège. Pendant que le roi complote pour marier sa sœur à l’héritier des Yang et sceller une forme de trêve, Jing s’entraîne avec Yu pour espérer survivre à son combat. Chacun avance ses pions, avant l’inévitable bain de sang…

Empruntant autant aux récits classiques chinois qu’à Shakespeare et Alexandre Dumas, la trame de Shadow a ceci de réjouissant qu’elle possède un attrait universel. La figure traditionnelle du double, du modeste anonyme qui apprend petit à petit à revendiquer son identité tout en devant esquiver les coups et les traîtrises, est le point d’ancrage d’une narration qui peut d’abord effrayer en se contentant de multiplier les discussions d’alcôves et les apparitions de personnages dont on ne saisit pas encore les allégeances. Endossant à merveille son double rôle, Deng Chao disparaît d’ailleurs tellement derrière ses deux personnages qu’on en oublie vite qu’il s’agit du même acteur. Seul compte le développement d’une intrigue patiemment construite, où se mêle pouvoir et liberté, où la folie guette ceux qui convoitent le premier et le désespoir ceux qui aspirent à la deuxième. Zhang Yimou nous captive d’autant plus au fil des minutes que le film se voit transcendé par des parti-pris visuels impressionnants et uniques, et dont le seul équivalent possible pourrait être le Grandmaster de Wong Kar-wai.

Splendeurs visuelles et ivresse guerrière

Baignant dans une pluie diluvienne constante, Shadow est un film qui délaisse presque entièrement la notion de couleur pour plonger ses décors et arrières-plans numériques dans une ambiance monochromatique où dominent d’innombrables teintes de gris, de blanc cassé et de noir métallique. Souhaitant faire littéralement vivre à l’image l’esthétique des estampes traditionnelles, Zhang Yimou et son chef opérateur Xiaoding Zhao ont décliné à l’écran avec un soin maniaque le principe même du yin et du yang, du blanc et du noir comme représentation de l’équilibre du monde. Vie et mort, honneur et trahison, noblesse et paysannerie, homme et femme : tout n’est que recherche de balance dans Shadow, le cercle symbolique étant représenté, littéralement, comme un lieu d’affrontement entre deux forces opposées. Mais l’équilibre est illusoire, et la nature humaine, comme le démontre un sanglant dernier acte, n’existe que pour apporter le chaos au cœur de tout ordre établi – une « zone de gris » qui s’étend même jusque dans le dernier plan.

Provoquant un émerveillement de tous les instants, en tout cas si l’on adhère à ce principe visuel tranché et émotionnellement dépressif, Shadow s’autorise quelques scènes spectaculaires à mi-parcours, quand les complots cessent et que les lames parlent. Une armada de parapluies léthaux, transformés à l’occasion d’une scène follement incongrue en toupies géantes, des poignées-arbalètes, des hallebardes massives et autres armes de fortunes font basculer le film dans l’univers bien moins réaliste du wu xia pian. La rigueur formelle le dispute alors à l’ardeur belliciste, ce qui permet à Zhang Yimou de jouer aussi bien la carte du cinéaste « populaire » délivrant un spectacle occasionnellement tétanisant, que celle du metteur en scène intellectuel devisant sur la nature humaine et ses folies intemporelles. Un idéal de cinéma, donc, pour un remarquable retour aux affaires.