Tetris : chute de briques et rideau de fer
Rarement une acquisition de droits aura été aussi ludique que dans Tetris, divertissement enlevé sans un bloc qui dépasse
Il était évident à l’annonce de la mise en chantier de Tetris que ce film signé par Jon S. Baird (auteur du biopic Stan & Ollie sur Laurel et Hardy) ne pourrait pas être une adaptation de jeu vidéo à la Sonic et Super Mario. Le jeu culte d’empilage de tétraminos, qui fêtera bientôt ses 40 ans, n’a pas d’histoire ou de règles profondes à assimiler, et c’est justement ce qui fait son génie et son succès. Ce qui est moins connu que ce jeu vidéo au succès fou, c’est l’histoire derrière sa commercialisation, que les scénaristes de cette production Apple se sont chargés de rendre encore plus incroyable et palpitante qu’elle ne l’était déjà en réalité.
Car le point fondamental de Tetris, le jeu, c’est qu’il a été créé par un ingénieur russe, Alexey Pajitnov (interprété par Nikita Efremov), qui a un jour ce déclic génial de programmer ce jeu de réflexion et de réflexes addictif sur son PC dénué de carte graphique. Nous sommes à Moscou en 1984, et la Guerre Froide n’a jamais aussi bien porté son nom, malgré le dégel qui s’annonce grâce à Gorbatchev. L’éditeur Henk Rogers (un jovial Taron Egerton, qui porte décidément très bien la moustache) tombe instantanément amoureux de Tetris lors d’une présentation à Las Vegas, et entreprend d’en obtenir les droits de distribution pour les consoles du japonais Nintendo (dont la future Game Boy). Il doit se battre pour cela avec un homme d’affaires douteux, Howard Stein (Toby Jones), le vorace magnat de la presse britannique Robert Maxwell (Roger Allam) et son fils, et franchir seul le Rideau de Fer pour négocier un deal avec la bureaucratie soviétique. Une tâche qui va mettre son existence et celle de Pajitnov en péril…
Au temps du communisme et des jeux vidéo
Si les libertés prises par Tetris avec la réalité sont évidentes et relèvent parfois de la caricature (un officier corrompu des renseignements russes mettant des bâtons dans les roues de Rogers, allant jusqu’à faire menacer sa famille, s’avère fictif ; les clichés sur une Russie miséreuse et crève-la-faim sont légion), le fond de vérité sur lequel s’appuie ce divertissement au carrefour de The Social Network (pour l’aspect coulisses juridiques et commerciales d’un deal historique dans la pop culture) et Argo (pour le côté espionnage et course contre la montre en pays oppresseur), méritait bien cette mise en lumière fictionnelle. Le film assume d’être une sorte de thriller administratif s’accrochant aux basques d’un rêveur enthousiaste et innocent, un peu lisse aussi, qui fonce tête baissée dans une toile opaque de négociations par pure passion de son art – Rogers est ingénieur et programmeur comme Pajitnov, et ces points communs finissent par en faire des partenaires par-delà les frontières.
« Tetris réussit à se montrer, c’est la moindre des choses, ludique et enlevé. »
Le scénario se charge de brosser rapidement le portrait d’un éternel déraciné vivant entre plusieurs continents, parfois au détriment de sa famille japonaise (une sous-intrigue émotionnelle qui alourdit souvent artificiellement le récit). Le fond du sujet pourrait rester lourd et un peu trop technique, mais Tetris réussit à se montrer, c’est la moindre des choses, ludique et enlevé, en tapissant par exemple son montage de références directes à l’esthétique des jeux vidéo rétro, du chapitrage aux plans de transition en passant par l’utilisation (pas toujours heureuse) de pixel art qui viennent pirater certaines séquences mouvementées. La BO ultra 80’s utilisant à bon escient des tubes de Bonnie Tyler, Europe ou le thème même du jeu Tetris contribue aussi à injecter une énergie grisante dans ce qui est devenu, et c’est un doux paradoxe, une véritable success story à l’américaine – exactement ce que le pouvoir soviétique voulait en fait éviter.