Rencontre avec Carmen Maura : un fleuve intranquille

par | 4 avril 2023

Carmen Maura : un fleuve intranquille

Carmen Maura, monument du cinéma espagnol, était de passage à Nantes dans le cadre du FCEN 2023. Retour sur 50 ans de carrière !

C’est une grand-mère montée sur ressorts qui fait son entrée à l’Espace Cosmopolis de Nantes en cette matinée pluvieuse de mars. À la veille de sa masterclass dans un théâtre Graslin plein comme un œuf, l’invitée d’honneur du festival du film espagnol de Nantes déboule à la conférence de presse largement en avance, au grand embarras des organisateurs. La ponctualité est une obsession qui lui vient de ses débuts « quand la pellicule coûtait trop cher pour refaire une prise ». À 77 ans, l’une des actrices les plus célèbres du cinéma ibérique prévient qu’elle n’est pas du genre à garder sa langue dans sa poche. En effet, si elle ne tire jamais à blanc, la comédienne le fait derrière un sourire ravageur, une gentillesse à toute épreuve et surtout une sincérité qui va droit au cœur.

La France : je t’aime, moi non plus

Talons Aiguilles, La vie est un long fleuve tranquille, Les femmes du 6e étage ou bien encore Volver, Carmen Maura a tourné avec les plus grands réalisateurs de part et d’autre de la frontière. « Depuis 50 ans, elle prend part à nos vies et à nos engagements politiques, » résume Pilar Martínez-Vasseur, directrice du festival. Le directeur de la Cinémathèque Basque (Euskadi), Joxean Fernández, également membre de l’équipe du festival, déclarait, dans son discours de clôture, que cela faisait des années que le FCEN souhaitait faire venir l’égérie de Pedro Almodovar. Mais Carmen Maura est une actrice difficile à capter tant ses tournages se multiplient. En 2023, elle a répondu au « cadeau » nantais pour contribuer à faire connaître le cinéma ibérique. « Maintenant, déplore l’actrice, un film ne voyage pas s’il n’y a pas une télévision qui s’occupe de l’adaptation. » Elle a eu l’opportunité de mettre en lumière des films de sa filmographie qui restent méconnus en France : Sombras en una batalla, Le harem de Madame Osmane, etc. Mais son choix de ¡ Ay, Carmela ! est surtout un hommage très ému à Carlos Saura. « J’ai appris sa mort alors que j’étais en chemin pour prononcer un discours sur sa carrière aux derniers Goyas. C’était un choc. »

Observatrice des deux cultures, elle passe du français à l’espagnol sans même s’en rendre compte. « Je parle français depuis la crèche, car à l’époque les belles choses se trouvaient en France. » Elle se souvient douloureusement de sa première visite sur notre territoire, pour les besoins du film Louis, enfant roi (1993), où elle incarnait Anne d’Autriche saucissonnée dans un corsé, qui la serrait jusqu’au sang. Mais, malgré tout, elle sourit en se rappelant cette expérience royale « merveilleuse ». D’autres souvenirs plus récents lui évoquent notre manque de chaleur : « conquérir la France, ce n’est pas facile ». Mais l’expérience lui a appris à se faire respecter. Carmen Maura travaille toujours d’arrache-pied pour perfectionner son français. Cette abnégation lui a permis de fouler les planches d’un théâtre parisien en 2022 (L’Hirondelle). L’actrice avoue apprécier la campagne française et ses « vaches propres », par opposition aux prairies sèches et poussiéreuses de son pays natal. Après ses séjours réguliers à Paris, dans son appartement de la rue Malherbes, où elle se dit très heureuse, l’actrice reconnaît que l’Espagne lui manque beaucoup, « j’ai envie de retrouver ma maison et ma chienne. »

Le regard des réalisateurs

Carmen Maura : un fleuve intranquille

De Pedro Almodovar à Carlos Saura, Carmen Maura reconnaît qu’elle passe facilement d’un rôle à un autre : de riche à pauvre, d’assassins à bonne personne, etc. Autodidacte, l’actrice n’a jamais étudié les arts dramatiques. Mais elle écrit et interprète des pièces depuis son plus jeune âge. Sa technique consiste à se convaincre qu’elle est le personnage qu’elle incarne. « Je crois que j’ai un certain degré de folie. » La carrière de Carmen Maura éclot au moment de la révolution culturelle qui émerge après la chute de Franco, la Movida. « Mais dans le groupe d’Almodóvar, je tenais une place à part. J’étais la plus âgée, j’avais été mariée, j’avais deux enfants. » Dans cet univers peuplé d’artistes différents, elle s’est très vite adaptée. « Du coup, nous avons décidé que j’allais occuper le poste de reine de la Movida ! » Son passage à la télévision lui a appris à jouer avec la caméra. « Ce n’est pas seulement une machine ! Cette petite boule et son opérateur derrière doivent être respectés et surtout pas ignorés. Si la caméra sent que tu l’ignores, elle ne t’aime pas. »

« C’est génial quand tu sens que le metteur en scène t’aime. »

De passage à Paris pour faire la promotion des Sorcières de Zugarramurdi, Alex de la Iglesia nous avait confié qu’il n’avait aucune intention de tenter une démarche féministe, mais de montrer l’impossible collaboration entre les deux sexes au sujet de la prise de pouvoir. Le long métrage, qui se déroule au Pays Basque, est sa dernière collaboration en date avec Carmen Maura. L’actrice se souvient qu’après le visionnage du Jour de la Bête, elle tenait absolument à le rencontrer. À la condition que le film soit sélectionné, elle a accepté de figurer en 1996 au jury d’un festival du film de Gérardmer, qui lui a d’ailleurs octroyé son Grand Prix. Alex de la Iglesia lui a proposé un rôle dans Mes chers voisins, qu’il avait spécialement féminisé pour elle. « C’est génial quand tu sens que le metteur en scène t’aime. » Sa collaboration avec Almodovar semble présenter quelques similitudes. Par exemple, les deux réalisateurs ont longuement insisté pour montrer les rushs à leur actrice, une chose que celle-ci a toujours détestée. « Lors de la première projection de La loi du désir, j’ai rougi : je ne me reconnaissais pas. C’est grâce au miracle de la caméra qui m’a transformé en homme. » Actuellement en tournage à Buenos Aires d’un film de genre, elle estime qu’il s’agit de l’incarnation d’un personnage appelé « vieja loca, vieille folle » la plus complexe de sa carrière et l’effraie beaucoup.

Un ange gardien parfois cruel

Carmen Maura : un fleuve intranquille

Si sa carrière était à refaire, Carmen Maura y regarderait à deux fois. « Si j’avais su que j’allais batailler pendant dix ans avant de connaître le succès et perdre la garde de mes enfants, je ne serai peut-être pas devenue comédienne. » L’actrice reproche aux actuelles féministes d’occulter complètement les 50 ans de luttes de leurs mères, alors même que la société était, dans les années 1970, bien plus dures envers les femmes. « Notre ministre de l’Égalité pense avoir inventé le féminisme. Il ne faut pas effacer notre trace, comme si elle n’avait jamais existé. » Elle défend des positions qui, somme toute, rappellent celles des comédiennes françaises de sa génération sur la disparition des libertés de ton en Espagne (des films qui ne pourraient jamais voir le jour en 2023). Son combat, Carmen Maura l’a gagné par exemple en se rendant à Rome pour obtenir la nullité de son mariage, dans un pays où le divorce n’était pas encore entré dans les mœurs. Aujourd’hui, l’âge lui confère « le cadeau de pouvoir dire ce que je veux, parce que je n’ai peur de rien, je suis libre. » Pour détendre la salle, soudain plus silencieuse, l’actrice conclut par une malicieuse pirouette : « Au fond de moi, j’ai toujours pensé que la femme était supérieure à l’homme. »

Carmen Maura assure ne jamais avoir souffert de quelconque discrimination liée à son âge, d’autant qu’elle n’a jamais été opérée. « Ainsi, je peux jouer une femme de la campagne ! » s’amuse-t-elle. Plus sérieusement, je ressemble aux personnages que j’incarne. » De longs-métrages à des séries télévisées en passant par des courts-métrages, c’est une actrice très sollicitée et au portefolio protéiforme. Une bonne étoile l’a conduit des bas-fonds du café-théâtre aux planches puis aux grands plateaux de cinéma. « Dès que je débute quelque chose, je le vis comme si c’était la chose la plus importante de mon existence. »

Merci à Mathilde Gibault pour l’invitation.

Plus d’infos : www.cinespagnol-nantes.com