The Killer : ce tueur est-il presque parfait ?
Avec The Killer, David Fincher revient à un genre qu’il maîtrise sur le bout des doigts et livre un thriller étonnant arrosé d’humour noir.
S’en tenir au plan. Anticiper. Ne pas improviser. S’il y a bien un réalisateur à Hollywood qui a fait siens les préceptes du Tueur, le bien-nommé héros du tout aussi bien titré The Killer, c’est David Fincher. Quinze ans après avoir découvert la BD en 13 tomes de Matz et Luc Jacamon, le réalisateur de Zodiac et Gone Girl porte enfin à l’écran cette histoire d’assassin taiseux et méticuleux, hitman à l’apparence banale qui partage avec nous ses pensées les plus intimes et triviales. Un univers parallèle froid, façon Le Samouraï, peuplé de professionnels sans scrupules tentés par l’empathie, soit l’écrin parfait pour un cinéaste réputé pour son perfectionnisme et sa vision plutôt désespérée de notre monde moderne. Le résultat tient, en toute logique, de l’exercice de style pur et dur, moins conçu pour brosser l’amateur de polars à rebondissements dans le sens du poil que pour générer des émotions contradictoires, disserter sur le capitalisme et déployer une tonne d’humour noir aux dépens de son héros pas si létal qu’il ne le pense.
Tuer l’ennui avant tout
Dans The Killer, tout commence par une erreur. Fatale pour le Tueur (Michael Fassbender, de retour après six ans d’absence dans un registre glacial qui lui sied décidément bien), un héros aux multiples fausses identités – toutes des hommages à des personnages de vieilles – qui s’est enrichi grâce à son professionnalisme et une absence de sentiments et de pitié. « Je. N’en. Ai. Rien. A. Foutre », résume-t-il en voix off, une voix qui pénètre l’espace sonore dès les premières secondes (le générique ultra-stylisé à la Mission : Impossible est expéditif). The Killer est un film quasi-muet, mais le cerveau de son personnage est bavard. En planque à Paris dans l’attente de sa victime, il tue d’abord l’ennui et nous abreuve de statistiques en mode « le saviez-vous », disserte sur « l’élite et la masse », entre deux étirements et écoutes de son iPod rempli des chansons des Smiths (on espère que vous aimez les Smiths). Calculateur, patient, méthodique, il semble n’avoir aucune faille, mais au moment crucial, peut-être émoustillé par une strip-teaseuse qui rentre dans son champ vision, il manque sa cible et doit fuir à travers la capitale – en scooter électrique, ce qui n’est pas très Jason Bourne. Dès lors, le scénario attendu se met en place : les commanditaires s’énervent, le Tueur est retrouvé et sa copine passée à tabac, il décide de se retourner contre eux. Simple. Basique.
« Il y a quelque chose de délectable à voir ce tueur ubérisé
perturbé en permanence par ses erreurs de jugement. »
Mais peut-être pas si basique que ça. Certes, la narration de The Killer, divisée en chapitres et pyramidale, à la manière de classiques comme Le point de non-retour ou la saga Bourne, n’offre aucun effet de surprise à proprement parler (à part cette décision finale qui fait déjà tant parler, mais qui se défend d’un point de vue logique). C’est linéaire, voire vieillot, mais l’intérêt pour Fincher, à qui Netflix laisse carte blanche depuis son arrivée sur la plateforme avec House of Cards, est ailleurs. Malgré le sérieux de l’entreprise, The Killer s’amuse du contraste entre le rapport fusionnel qu’entretiennent un héros maniaque du détail et une mise en scène au cordeau idoine, et une narration très joueuse qui fait systématiquement dérailler ses plans élaborés, au point que l’ombre caustique des frères Coen finisse par pointer le bout de son nez. Sans tomber dans la comédie pure, il y a quelque chose de délectable à voir ce tueur consumériste et ubérisé (il y a un mémoire à écrire sur la façon dont Fincher, sous contrat avec Netflix, définit son héros dans son rapport co-dépendant aux multinationales tentaculaires, d’Amazon à McDonalds, en passant, ironie suprême, par la start-up autodétruite WeWork, lieu de son ratage inaugural) perturbé en permanence par ses erreurs de jugement. Le running gag des mantras mentaux interrompus par un dialogue ou un imprévu en est la traduction la plus visible.
Violence et conformisme
Ce traitement iconoclaste, parasitaire, d’une mission banale dans son déroulement se double d’une mise en scène aussi acérée, virtuose et épurée qu’on pouvait l’imaginer, encore plus adaptée à son époque que du temps de Gone Girl. Une époque où tout est connecté et tenu à distance à la fois, où tout rapport humain est vicié par nature. Un monde où personne ne veut être responsable de rien, à commencer par son principal protagoniste, qui ne se remet jamais en cause alors même que ses actes contredisent un peu plus à chaque chapitre ses pensées. Le monde de The Killer, celui du repli sur soi perpétuel et de l’abdication par la conformité, c’est bel et bien le nôtre. Et pas un mirage fictionnel où régnerait l’extravagance des blockbusters ou une forme de justice immanente rassurante (l’exécution ponctuelle d’innocents rappelle que le Tueur n’est pas exactement quelqu’un pour qui nous sommes censés avoir de la sympathie).
Fincher est resté malgré les apparences ce sale gosse de Fight Club, avançant masqué sous l’apparat du genre et désormais libre de monter des projets radicaux comme Mank et ce Killer, dont la maestria technique est un propos en soi. Cette assurance bravache, en termes de photo, d’idées de montage, de mouvements de caméra, de paysage sonique (le duo Reznor/Ross est de retour à la bande-son bruitiste) emmène le film bien au-delà des rivages du thriller sombre et haletant que la plupart des abonnés Netflix attendaient sans doute – surtout avec la présence d’Andrew Kevin Walker (Seven) au scénario. Une scène d’anthologie, un combat à mains nues insensé en Floride, chorégraphié, découpé et sonorisé avec une insolente perfection, marque de manière plus évidente les esprits. Mais ce n’est qu’un pic d’intensité visible au milieu d’une démonstration de maîtrise, exécutée par un professionnel dont on attend encore en vain qu’il manque sa cible.