The Pale Blue Eye : double assassinat à West Point
L’héritage d’Edgar Poe plane sur le mélancolique The Pale Blue Eye, enquête en costumes aussi envoûtante que verbeuse.
La promesse de voir à nouveau associés le réalisateur Scott Cooper et Christian Bale après Les brasiers de la colère et Hostiles, suffisait à faire de The Pale Blue Eye un film attendu. D’autant que cette luxueuse adaptation du roman de Louis Bayard, produite par Netflix, utilise un ressort narratif jouissif à l’écran : plonger une figure réelle d’écrivain, ici Edgar Allan Poe bien sûr (le titre est un hommage en soi) dans une histoire fictive inspirée de ses propres écrits — comme le faisait John Huston avec Rudyard Kipling dans L’homme qui voulut être roi. The Pale Blue Eye s’intéresse à une période peu documentée de la vie de l’écrivain maudit, dans les années 1830 : ses jeunes années à l’académie militaire de West Point où ses parents l’envoient, et où, on l’imagine, il se sentait peu à sa place. Le roman, comme le film, placent Poe au cœur d’une enquête macabre comme il en écrira tant lui-même. Le cadet devient ici l’assistant enjoué et décalé d’un homme de loi taciturne, Landor, appelé par l’Académie pour résoudre une série de crimes qui menace à terme l’existence de l’école militaire.
La vérité sur le cas de M. Poe
Christian Bale, encore plus barbu et concentré que dans Hostiles, incarne ce commissaire Landor (un nom repris sans surprise d’une nouvelle de Poe), veuf taiseux et observateur appelé à la rescousse suite aux multiples affaires qu’il a pu résoudre dans l’État de New York. Au cœur d’un hiver rigoureux, Landor s’immisce dans le quotidien de West Point pour percer le mystère de l’assassinat d’une recrue retrouvée pendue, avant qu’un inconnu ne prélève son cœur en pleine nuit. L’enquêteur suspecte des actes satanistes, mais reçoit une aide inattendue lorsqu’il attire l’attention d’un des cadets de l’Académie, Edgar A. Poe (Harry Melling), dont les tirades lunaires et la calme excentricité le démarquent de ses camarades. Entre le solitaire et le déraciné, le courant passe petit à petit. La liste des suspects, elle, s’agrandit, tandis qu’une deuxième victime est découverte et que l’amour naissant qu’Edgar porte à la fille du médecin de l’école, atteinte d’épilepsie, trouble son esprit…
« Entre paysages couverts d’un manteau blanc et intérieurs tamisés richement ornés, The Pale Blue Eye est un véritable festin visuel. »
Le précédent film de Scott Cooper, Affamés, donnait un aperçu de l’inclinaison du réalisateur pour les ambiances fantastiques et morbides. En s’attaquant à la figure fondatrice de Poe, Cooper peut revenir aux sources du genre et il est clair que plastiquement, cela l’inspire. Soutenu par la photo immaculée de Masanobu Takayanagi, partagée entre paysages couverts d’un manteau blanc et intérieurs tamisés richement ornés, The Pale Blue Eye est un véritable festin visuel, un film qui a une vraie gueule d’atmosphère. Cooper nous enveloppe en quelques minutes dans ce monde froid où plane une insondable tristesse, d’où toute joie excessive semble avoir été prélevée. Cette impression ressort dans chaque rencontre qu’Andor fait, et elles sont nombreuses. Car bien qu’il soit splendide à contempler (et encore, il faut aussi mentionner la partition foisonnante et vibrante d’Howard Shore, dont les accents cuivrés évoquent lointainement sa trilogie du Seigneur des Anneaux), The Pale Blue Eye est un film touffu et verbeux, très verbeux.
L’important, c’est de savoir ce qu’il faut observer
De Charlotte Gainsbourg en tenancière d’auberge au vétéran Robert Duvall en bibliothécaire bien utile, en passant par Toby Jones en médecin protégeant une famille bien bizarre, sans compter tous les officiers et soldats qui peuplent West Point, le scénario multiplie les personnages et les intrigues parallèles, comme dans tout bon mystère. Si le but est de nous perdre, l’objectif est rempli, et ce alors même que la vérité est présentée sous nos yeux dès le départ — un twist vieux comme le monde, mais que The Pale Blue Eye cuisine à sa sauce avec un certain aplomb. Au milieu des tunnels dialogués et des multiples références à l’œuvre de Poe, le scénario tisse ainsi les contours d’une enquête dont la solution pouvait être évidente pour le spectateur si elle ne reposait pas autant sur d’heureuses coïncidences. The Pale Blue Eye n’en ressort pas grandi, mais il est évident que l’essentiel n’est pas là pour Cooper. Le cinéaste excelle plus sûrement à construire des personnages terrassés par la mélancolie, peu à l’aise dans ce monde, car en butte à une société castratrice et injuste. Des outsiders que le film laisse, un peu trop, deviser sur la mort, le deuil et la folie, rendant en cela un hommage pertinent à l’auteur qui inspira toute cette méditation.