Top 10 : les meilleurs plans-séquences
La sortie de Victoria, film composé d’une seule et unique prise de 2h, nous donne l’occasion de choisir nos plans-séquences favoris du 7e art. Action !
Ce 17 juin sort enfin sur nos écrans, après son triomphe au festival de Berlin puis à celui de Beaune, la révélation Victoria. Un film signé du cinéaste allemand Sebastian Schipper, qui a réussi l’exploit de tourner cette échappée nocturne berlinoise, suivant à la trace les mésaventures de ladite Victoria, en un seul long plan-séquence de 134 minutes. Une prouesse réussie au bout de trois prises seulement, alors que le script fait voyager le spectateur dans une vingtaine de lieux différents.
Plus qu’un exploit technique digne du Guinness des records, dont le réalisateur attribue logiquement une partie du mérite à son steadycamer, Victoria représente aussi une preuve ultime de la fascination qu’exerce cette technique sur les réalisateurs, depuis les balbutiements de l’industrie au début du XXe siècle. Avant même que le 7e art ne découvre les joies du montage, les premiers aventuriers du cinématographe se devaient déjà d’enregistrer en un seul plan, très généralement fixe, l’intégralité d’une action, d’une situation sans que l’illusion ne soit ternie par un raccord. Le plan-séquence, c’est ça : une méthode d’immersion totale, où la caméra suit, précède ou observe le déroulement d’une histoire, l’évolution d’un ou plusieurs personnages, de manière omnisciente. Il est souvent dit que les plans-séquences sont des démonstrations de force, des morceaux de bravoure destinés à démontrer la toute-puissance du metteur en scène. Mais même si elles sont souvent compliquées à tourner, ces séquences ont bien souvent une justification narrative, et subliment généralement le scénario qu’elles illustrent en soulignant le caractère crucial de la scène, si importante que la caméra ne doit, littéralement, plus s’arrêter de tourner.
Parce qu’il est utilisé depuis des décennies par des cinéastes de tous horizons (et plus facile à imaginer depuis l’apparition du numérique), le plan-séquence est présent partout, et il est par définition difficile de n’en retenir que 10. Nous avons tenté de faire ce choix, tout en omettant consciemment d’autres exemples illustres, qui seront malgré tout mentionnés à la fin de ce top 10. Histoire de prolonger le plaisir, les films cités sont accompagnés d’extraits, de plus ou moins bonne qualité. Bonne lecture et… action !
10. Strange Days
Bien des années avant qu’elle ne devienne la première femme à recevoir un Oscar de la meilleure réalisation pour Démineurs, Kathryn Bigelow était une cinéaste à poigne, spécialiste des polars shootés à l’adrénaline comme Point Break, et incidemment femme de James Cameron. C’est lui qui produira et écrira au milieu des années 90 son ébouriffant Strange Days, thriller précurseur sur l’addiction aux nouvelles technologies teinté de millénarisme (l’action se passe durant les derniers jours de 1999) avec Ralph Fiennes et Angela Bassett. Bigelow cloue le spectateur à son fauteuil dès les premières minutes, alors que notre « dealer de réalité », Lenny, branche son casque et nous propulse, en vue subjective, dans la vie d’un braqueur à la petite semaine, durant un casse qui va tourner très mal. Il aura fallu un an de préparation à l’équipe de Bigelow pour concevoir cet ahurissant plan-séquence (composé en fait de plusieurs plans raccordés de manière invisible) inventant quatre ans avant Blair Witch le concept visuel du found footage, et ridiculisant par avance tous ses avatars.
9. The Player
Nous avons déjà eu l’occasion de parler du classique de Robert Altman sur Born to Watch, à cause de son impressionnant casting, logique vu qu’il s’agit d’une satire contemporaine de Hollywood et de son star system. Mais la délicieuse dimension ironique du film, sans qui Entourage n’existerait pas, ne se résume pas à son défilé d’acteurs célèbres. Le générique d’ouverture, qui vole sans efforts d’une discussion à l’autre au sein d’un studio de production, l’une étant notamment à propos… de l’utilisation du plan-séquence au cinéma, est un joli tour de force de 8 minutes emballé par un Altman au sommet de son art. Le plus ironique dans cette ouverture étant que le réalisateur de M.A.S.H. tient justement à décortiquer les rouages absurdes d’une industrie obsédée par le cinéma, le succès et l’envie « d’en mettre plein la vue » au spectateur. Vous aviez dit méta ?
8. À toute épreuve
Le cinéma de John Woo est souvent résumé dans les discussions à son art consommé du montage, ses ralentis sublimant dans une pose héroïque ses personnages, son goût pour l’action orchestrée comme un ballet violent et sanglant. À toute épreuve, le chant du cygne de sa carrière hong-kongaise, contient tout cela et même plus. Le film culmine dans le fameux plan-séquence à l’hôpital : pendant trois minutes, Chow Yun-Fat et Tony Leung nettoient étage par étage l’établissement de tous les mafieux qui en ont pris possession. Le plan-séquence est d’autant plus brillant qu’il rend la fusillade presque exaltante par son côté too much (Woo anticipe sans le vouloir l’éclosion des jeux vidéo d’action à la troisième personne, qui feront fureur dix ans plus tard), avant de nous asséner un coup à l’estomac en montrant Leung abattre par erreur un collègue. Faire évoluer ses personnages tout en orchestrant une séquence complètement folle (les décors sont nettoyés en cachette dès que les héros prennent l’ascenseur, pour faire croire qu’ils ont changé d’étage !) : une prouesse de plus à mettre à l’actif de mister Woo.
7. Birdman
Oscarisé en 2015, le phénomène Birdman a définitivement inscrit dans les mémoires du grand public le nom d’Alejandro Gonzalez Inarritu. Le réalisateur mexicain avait déjà manifesté auparavant un certain penchant pour l’utilisation du plan-séquence, mais jamais de manière aussi ostentatoire et virtuose que dans ce film-cerveau plongeant dans les coulisses de la vie d’une star sur le retour et de sa pièce de théâtre à haut risque. Composé de plusieurs séquences autonomes qui donnent l’illusion d’un seul et même plan tourbillonnant, Birdman étonne et impressionne à chaque minute, d’une part par la qualité affolante de la photographie, ajustée en fonction des mouvements complexes de la caméra, et par la justesse de jeu des acteurs, qui travaillent tous littéralement sans filets. Tout cela sans mentionner l’inclusion, par on ne sait trop quel miracle, d’effets spéciaux incrustés de manière totalement naturelle au cœur de chaque scène. Chapeau bas Alejandro !
6. Snake Eyes
Utilisateur compulsif de « stratagèmes de mise en scène », artiste obsédé par la manipulation visuelle, Brian de Palma est à n’en pas douter l’un des adeptes les plus féconds du plan-séquence encore en activité. Il les saupoudre d’artifices divers et variés (split-screen dans Phantom of the Paradise et Passion, vue subjective dans Les Incorruptibles, panoramique à 360° dans Blow Out), et s’est souvent amusé à pousser le principe dans ses derniers retranchements. Plutôt que l’ouverture, impressionnante mais un poil gratuite, du Bûcher des vanités, il faut citer celle de Snake Eyes, polar en partie raté (Gary Sinise n’a jamais été aussi mauvais), mais brillant pendant au moins 15 minutes. Le temps d’un plan – trafiqué -, Nicolas Cage remonte les couloirs d’un casino-stadium d’Atlantic City pour assister à un match de boxe, tout en étant pendu au téléphone. Des milliers de figurants, une steadicam tournoyant dans tous les sens, une énergie de tous les instants, le tout au service d’une narration perverse puisque, paradoxalement, c’est ce que nous n’aurons pas vu au cours de cette séquence qui formera la clé du mystère.
5. Soy Cuba
Avant le début des années 90, rares auraient été les cinéphiles qui auraient pu citer Soy Cuba comme un jalon incontournable du cinéma, malgré la réputation de son réalisateur Mikhail Kalatozov, qui avait remporté la Palme d’Or en 1958 avec Quand passent les cigognes. C’est par la grâce d’une restauration complète et du soutien de Martin Scorsese, tombé amoureux du long-métrage, que ce film soviétique de 1964 sortira de l’oubli. Tourné dans un noir et blanc brûlé par le soleil de Cuba, le film, qui conte successivement quatre histoires différentes, se déroule pendant la révolution, et contient plusieurs plans-séquences absolument incroyables de virtuosité. Celui survolant la procession funéraire est célèbre, mais notre préférence va à la séquence de « la piscine », censée décrire une orgie occidentale décadente : la caméra part du sommet d’un immeuble où se déroule la fête pour descendre, plusieurs dizaines de mètres plus bas, dans une piscine, puis sous l’eau. Nous sommes au début des années 60, et Kalatozov met en boîte ces moments de grâce qui auraient rendu jaloux l’Orson Welles de La soif du mal, tout ça pour un film qui sera boudé en URSS et interdit de diffusion aux USA jusqu’à la chute du Mur. Mythique !
4. La Corde
Premier film en couleur d’Alfred Hitchcock, La Corde repose sur un malentendu relatif à l’époque de sa réalisation. Il était logistiquement impossible en 1948 de réaliser un long-métrage constitué d’un seul plan, les caméras ne pouvant contenir que de l’équivalent de 10 minutes de film. La Corde, adaptation d’une pièce de théâtre située dans un unique appartement, n’a donc que l’apparence d’une parfaite continuité, même si le film est bel et bien constitué d’une dizaine de plans-séquences parfaitement millimétrés. Duel psychologique entre un enseignant (James Stewart) et deux étudiants ayant commis un crime gratuit (en cachant le cadavre dans un coffre de l’appartement), La Corde n’est statique qu’en apparence, Hitchcock déplaçant, zoomant ou recadrant à chaque fois à bon escient, l’énorme caméra qui avait été conçue sur mesure pour son décor modulable. En témoigne ce plan fixe tendu où la bonne débarrasse les accessoires sur le coffre, se préparant à l’ouvrir… Suspense !
3. Les Affranchis
Alors qu’il vient de bénéficier d’une ressortie en Blu-ray à l’occasion de son 25e anniversaire, Les Affranchis ne montre aucun signe de vieillissement. Classique d’entre les classiques du film de mafia, le chef d’œuvre de Scorsese est notamment célèbre pour son plan-séquence de trois minutes suivant Henry Hill (Ray Liotta dans le rôle de sa vie) et sa future femme Karen à travers les cuisines, les couloirs et la grande salle de spectacle du Copacabana. Cette scène, d’une aisance confondante malgré le côté exigu des décors et le nombre élevé de figurants s’affairant aux quatre coins du cadre, illustre parfaitement l’adéquation recherchée par Scorsese entre le thème du film et sa façon de le mettre en scène. Tout comme la caméra réalise ici une pirouette apte à enivrer le spectateur, Henry cherche lui aussi à séduire Karen en démontrant son importance sociale, les privilèges que lui apporte son mode de vie et sa puissance financière. Pas étonnant que la scène se termine par une question très à-propos de Karen : « Que fais-tu déjà dans la vie, Henry ? ».
2. L’Arche Russe
Avant Victoria, le plus long plan-séquence de l’histoire du 7e art était à mettre à l’actif du maître russe Alexandre Sokurov. Tourné avec une caméra numérique dans le musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg, L’Arche russe nous convie à un voyage en temps réel de 96 minutes à travers l’Histoire de la patrie de Tolstoï. Sokurov, en bon perfectionniste, s’est entouré pour les besoins de cette épreuve de force d’une vingtaine d’assistants réalisateurs, assez costauds pour chorégraphier avec lui cette déambulation surréalistes dans les salles du prestigieux musée, où un narrateur fantôme croise de salle en salle les grandes figures de la Russie d’autrefois. Des orchestres jouent en direct la musique de film, tandis que le passé prend vie devant les toiles de maître. Le clou du film, un bal chez les Tsars évoquant le crépuscule d’une civilisation, mobilisa à lui seul plus de 700 figurants en costumes, au milieu desquels évoluait le caméraman. Anthologique.
1. Les fils de l’homme
Il a peut-être atteint la consécration critique et financière avec Gravity, mais dans l’esprit de ses admirateurs, le réalisateur Alfonso Cuaron est avant tout l’auteur d’un film magistral et devenu culte avec les années, Les fils de l’homme. Une œuvre d’anticipation terrifiante, qui offre un miroir désagréablement pertinent de l’état de notre monde, et qui a soufflé chacun de ses spectateurs par l’audace de ses nombreux plans-séquences. L’un des plus complexes, et les plus remarquables, est sans conteste celui de la voiture : il ne dure certes « que » quatre minutes, mais son intensité, sa sauvagerie et le degré d’ingéniosité que son tournage a requis ne lassent pas d’impressionner, vision après vision. Certains préfèreront l’assaut final, mais son ampleur prend moins à la gorge que le désespoir et la panique qui se lisent dans les yeux de Clive Owen, tandis que la caméra de Cuaron n’offre aucun échappatoire dans cette voiture transformée en piège roulant.
Mentions spéciales : impossible, nous l’avons dit, de citer tous les exemples fameux de plans-séquences au cinéma. Nous en avons choisi 10, mais bien d’autres films sont venus à l’esprit en amont : il faut citer par exemple la scène du couloir dans Old Boy, les scènes d’action rondement menées de L’honneur du dragon et Breaking News, la scène du stade de Dans ses yeux (bonne chance au remake pour la faire oublier !), celle, très inventive, du club dans Kill Bill vol. 1, la déroute militaire de Dunkerque dans Reviens-moi, le split-screen expérimental de Timecode, ainsi que Profession : reporter, Shaun of the Dead, Irréversible, Gangs of New York, etc. Et vous, quels sont vos plans-séquences favoris ?
Je milite pour une accession de L’Honneur du dragon au sein du top plutôt que dans les « et aussi… » !
Et je méga plussoie pour Les Fils de l’homme, au passage.
Oui, il est impressionnant c’est vrai. Mais moins viscéral qu’un Strange Days, par exemple, ou qu’un A toute épreuve. Il fallait faire des choix drastiques !