Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

par | 29 mai 2017 | Rétroaction

Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

À l’occasion de sa ressortie, retour sur le film dérivé de Twin Peaks signé David Lynch : une œuvre dérangeante, où le feuilleton s’éclipse derrière le drame déchirant.

Un mystère obsédant, une bourgade forestière du nord-ouest des USA, des personnages excentriques et à fleur de peau, un agent du FBI féru de paranormal, des mondes parallèles dont les frontières avec notre réalité deviennent de plus en plus poreuses, une tarte aux cerises inimitable… Lorsqu’on évoque le monde de Twin Peaks, ce sont ces ingrédients qui reviennent à l’esprit. Toujours présente dans un coin de notre esprit malgré sa relativement brève existence, la série créée à l’orée des années 90 par David Lynch et Mark Frost s’est installée dans la pop culture grâce à une confrérie de fans très actifs, des ouvrages d’analyse ou dérivés officiels à n’en plus finir… et à l’espoir, ténu et inconscient, que ce monde reviendrait d’entre les morts. Depuis le 25 mai (pour la France), comme chacun le sait, Twin Peaks est « revenu avec style », par le biais d’une saison 3 entièrement réalisée par David Lynch, qui opère un retour unique dans l’histoire de la télévision : 26 ans séparent en effet ce revival de la saison 2 et son terrible cliffhanger.

En 1992, pourtant, l’auteur palmé de Sailor et Lula jurait qu’on ne l’y reprendrait plus. Il était persuadé d’avoir réussi à tuer, définitivement, l’univers Twin Peaks après la réception désastreuse de Twin Peaks : Fire Walk With Me. Film mal-aimé, produit et tourné dans la foulée de l’annulation du show, grâce entre autres à un producteur nommé Francis Bouygues, ce prolongement sur grand écran d’une série phénomène à sa première diffusion à l’été 1990 fait partie de ces œuvres qui ont mis du temps à être comprises et appréciées à leur juste valeur. Le récit du long calvaire physique, psychique et psychologique de Laura Palmer, protagoniste fantôme de la version télévisuelle, a fourni à Lynch un matériau idéal pour confectionner, en toute liberté, un film-laboratoire aussi déchirant que périlleux, aussi perfectible qu’essentiel dans sa carrière.

Au plus profond des ténèbres

Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

Sifflé lors de sa présentation au festival de Cannes – ce qui n’empêchera pas le cinéaste, beau joueur, de revenir y présenter les nouveaux épisodes en 2017 -, Fire Walk With Me a décontenancé à sa sortie, c’est un euphémisme, à la fois les admirateurs de David Lynch et les accros à la série. Alors que Twin Peaks tirait une partie de sa personnalité de son ambiance de soap opera rêveur, avec un foisonnement de personnages et de sous-intrigues plus ou moins absurdes, et un parfum prononcé de procedural avant l’heure, Lynch préfère poursuivre l’exploration douloureuse d’une psyché dévastée. Alors qu’elle n’était avant qu’un corps sans vie, un portrait hypnotisant sur papier glacé de girl next door cachant derrière son sourire une myriade de secrets, un concentré de mélancolie évoqué dans le fabuleux Laura’s Theme composé par Angelo Baladamenti, Laura Palmer devient ici le centre de l’attention du cinéaste. Ce dernier, occupé par la réalisation de Sailor et Lula, avait délaissé pendant longtemps le tournage de la série avant de revenir conclure (momentanément) les choses avec le dernier épisode de la saison 2. Ce sentiment d’inachevé qui le poursuivait sera le moteur de Fire Walk With Me, qui n’a jamais eu pour objet de répondre aux questions laissées en suspens ou d’offrir une quelconque forme de résolution. Aussi frustrant que cela pouvait être alors, il s’agit bien d’un récit dont nous connaissons tous la fin et l’implacable nature : le viol et le meurtre de la jeune Laura par son père Leland (l’irremplaçable Ray Wise), possédé par un esprit malveillant surnommé Bob.

 » Là où Twin Peaks pouvait introduire une distance par sa nature feuilletonnante, Fire Walk With Me dépeint sans filtre une existence qui n’avait pas été explorée de manière aussi littérale. »

Fire Walk With Me se terminera donc précisément là où la série commence, et le scénario est d’ailleurs constellé de références plus ou moins explicites aux dialogues du pilote, qui ne servent toutefois que de marqueurs narratifs, de clins d’œils assurant la continuité entre deux univers à la fois si proches, et si différents. Le générique, avec sa neige cathodique enveloppée de mélopées jazzy interrompue par une hache défonçant le tube cathodique, était une note d’intention pourtant très claire et assumée : Lynch était là pour faire du cinéma, pour se permettre tout ce que le « carcan » télévisuel de prime time lui interdisait. Bref, pour plonger plus profondément dans la noirceur, la bizarrerie et l’horreur qui parcourait la série, et avait éloigné d’elle les spectateurs les plus impressionnables.

Experimentations et désorientation

Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

Fire Walk With Me aurait pu conserver un parfum de familiarité grâce à son (long) prologue, avec une enquête se déroulant un an plus tôt dans la commune voisine (mais moins accueillante et plus rustre) de Deer Meadow, démontrant que Laura Palmer n’était pas l’unique proie concernée par la sauvagerie de Leland / Bob. L’implication minimale de Kyle MacLachlan, alias Dale Cooper, dans le projet, obligera pourtant Lynch à créer un alter ego, l’agent spécial du FBI Chester Desmond (Chris Isaak), accentuant notre désorientation initiale. Cet écart narratif, qui s’amplifie lors de séquences bizarroïdes au siège du FBI où David Bowie joue les revenants, forme une sorte de brouillon novateur annonçant les récits enchâssés, déconnectés seulement en apparence, de Mulholland Drive.

Lorsqu’au bout d’une demi-heure, le plan signature du générique télé est apposé à l’écran, il est alors clair que nous retournons dans une version différente de Twin Peaks. Les échelles de plans ont changé : les champs / contre-champs et les légères prises de risque graphiques ont laissé la place à un montage savant de plans d’ensemble, de mouvements de grue et de très gros plans submergés par l’émotion des acteurs. La musique s’est faite moins mélodieuse et plus avant-gardiste, voire bruitiste. L’enchaînement des séquences est parasité par de violentes digressions visuelles, suggérant des fractures dans la chronologie des événements. Le volume des dialogues est constamment trituré, notamment lors d’une séquence de « danse » nocturne vénéneuse au Jack-n’a-qu’un-œil. Donna Hayward, la meilleure amie de Laura, arbore le visage de Moira Kelly, Lara Flynn Boyle ayant refusé de reprendre son rôle. Surtout, l’humour bon enfant souvent savoureux, parfois encombrant, qui caractérisait la série a disparu. Là où Twin Peaks pouvait introduire une distance par sa nature feuilletonnante, Fire Walk With Me dépeint sans filtre une existence qui n’avait pas été explorée de manière aussi littérale. Abusée depuis des années par son père, Laura Palmer est au moment où nous faisons (enfin) sa connaissance une « âme détruite », se refugiant dans la drogue et la prostitution pour tenter d’échapper à ce « feu » qui chaque jour la consume un peu plus.

Un drame cathartique

Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

Tout cela, nous le savions en découvrant la série. Mais à l’écran, cette douleur insensée prend le pas sur les oripeaux fantastiques et surréalistes de cet univers, présents en force malgré tout. Fire Walk With Me est bien un drame psychologique d’une noirceur suffocante, qui dépeint les conséquences d’un inceste en se plaçant du point de vue de la victime, avec acuité et réalisme – notion assez paradoxale dans le cas présent.

Il est ainsi logique d’envisager le drame intime de Laura Palmer sous l’angle psychologisant, que ne renierait pas ce bon vieux docteur Jacoby. Si Bob symbolise le retour du refoulé, Leland Palmer n’est alors plus ce père non responsable de ces actes, mais une figure plus ambiguë et tristement plausible, à la personnalité dissociative permettant de justifier ses actes monstrueux. La « Loge Noire » aux allures de purgatoire dadaïste, peut être vue comme le délire fiévreux d’une Laura Palmer accro à la drogue, persécutée par des voix et des visions d’anges aveugles à son calvaire terrestre. Elle-même peut avoir imaginé la figure de Bob, pour contenir jusqu’au point de non-retour l’intolérable vérité. Cette double lecture, bien que laissée dans l’ombre d’une mythologie devenant plus élaborée et cryptique qu’avant (une bague mystérieuse et maudite fait son apparition, tout comme un clown en smoking, un singe en gros plan, la substance Garmonbozia associant « douleur et chagrin »…), donne à elle seule une dimension universelle à Fire Walk With Me. Le film est poignant et autonome, parce qu’il donne au chemin de croix vécu durant ses 7 derniers jours par Laura Palmer un aspect cathartique : elle cesse d’être un mythe pour devenir, selon les vœux même de Lynch, un personnage tangible, abîmé, et comme souvent chez le réalisateur, dans un état de détresse émotionnelle intense.

Un rôle pour l’éternité

Twin Peaks : Fire Walk With Me, la passion de Laura Palmer

Twin Peaks : Fire Walk With Me bénéficie aujourd’hui d’une remise en lumière consécutive à la diffusion de la saison 3 : David Lynch n’a pas hésité à suggérer qu’il était nécessaire de (re)voir le film pour bien comprendre les nouveaux épisodes, permettant ainsi de tisser un quart de siècle plus tard de nouveaux liens entre une série culte et un film resté longtemps plus confidentiel. Avant cela, l’inclusion de 90 minutes de scènes coupées, les « Missing Pieces » dans les éditions DVD et Blu-ray, avait permis de comprendre a posteriori à quel point Lynch souhaitait privilégier Laura dans son montage cinéma : pratiquement tous absents au cinéma, les personnages de la série ont droit à des apparitions tendres ou fugaces, dans des scènes qui tranchent avec le ton désespéré et menaçant du film.

Si elles sont parfois accessoires, ces scènes inédites permettent pour certaines de souligner si besoin l’incroyable incandescence de la prestation de Sheryl Lee. Elle aurait pu rester prisonnière d’un rôle finalement fugace, mais en acceptant de suivre Lynch dans cette aventure extrême, l’actrice délivre une performance habitée et « physique » dont l’intensité rappelle Isabelle Adjani dans Possession : passant d’un registre à l’autre avec aisance, elle se livre entièrement à la caméra en proto-femme fatale esseulée, objet érotique insaisissable autant qu’héroïne terrorisée. Lynch voulait mieux connaître Laura Palmer, et Sheryl Lee s’est révélée plus qu’à la hauteur de ses demandes : que Hollywood l’ait privé d’une reconnaissance de son talent est sans doute la conséquence la plus regrettable de l’échec initial de ce film véritablement unique en son genre.