Une fille nommée Victoria. Une ville, en l’occurrence Berlin. Une nuit, durant laquelle se concentre l’action. Ces trois unités de lieu, de temps et de personnages, Victoria n’est pas le premier film à les adopter, mais ce long-métrage allemand a ajouté un élément décisif à l’équation, qui en a fait l’une des œuvres les plus importantes de la dernière Berlinale : il a été réalisé en une seule prise de 134 minutes exactement, entre 4 h 30 et 7 h du matin dans le quartier historique de Friedrichstadt. Un unique plan-séquence, que le réalisateur et acteur Sebastian Schipper (A friend of Mine) a préparé dans les moindres détails, et qui a dû causer autant de prises de tête que de montées d’adrénaline.
Cours, Victoria, cours
De nombreux films ont tenté d’apporter quelque chose à l’exercice de style du plan-séquence, qu’il s’agisse de combiner séquences dialoguées et mouvements d’appareil pour traduire des sentiments de vertiges (comme dans Les Affranchis ou Irréversible) ou de mettre en valeur des performances physiques de la manière la plus pure, sans coupure (comme L’honneur du dragon, pas un grand film, mais dont on se souvient justement pour « cette » séquence). De même, beaucoup de titres ont adopté le principe du récit en temps réel, que la série 24 avait repris à son compte. Parmi ceux-là, le cinéma allemand a notamment livré Cours, Lola cours. Victoria pousse donc ces principes à son paroxysme, en relatant les mésaventures de son héroïne dans un même et hypnotique mouvement, sans raccords numériques à la Snake Eyes.
C’est que Sebastian Schipper, qui avait d’ailleurs un rôle dans Cours, Lola cours, n’a pas choisi un sujet facile à illustrer logistiquement : la caméra s’accroche du début à la fin aux Basques de Victoria (la révélation Laia Costa), jeune espagnole passant une soirée haute en couleur dans une boîte de nuit berlinoise, et qui se fait séduire par un gars nommé Sonne, de passage en compagnie de ses amis. Flirt, virée sauvage, tout se passe bien, jusqu’au moment où il s’avère que lesdits amis ont prévu un casse nocturne « sans risques ». Et ils veulent que Victoria joue les chauffeurs d’un soir, ce qui ne va pas être sans conséquence.
À la recherche de la prise parfaite
Reparti du festival de Berlin avec un Ours d’Argent obtenu par son caméraman Sturla Brandth Grøvlen pour « contribution artistique exceptionnelle », Victoria bénéficie depuis sa présentation d’un buzz grandissant, que vient amplifier la première bande-annonce du film, qui par son montage, permet seulement d’entrevoir l’ampleur du défi relevé par Schipper et son équipe, qui ont rejoué deux fois la « prise » avant de mettre en boîte l’intégralité du film à la troisième tentative. Imaginez la pression d’être le dernier comédien à rentrer en scène dans ce genre de script (qui tenait sur 12 pages, les acteurs ayant largement improvisé leurs dialogues) sans faire planter tout l’échafaudage précédent…
Le plus ébouriffant dans cette entreprise, c’est que Victoria paraît visuellement très aboutie, avec une sensation de passage du temps (des premières séquences plongées dans la pénombre du night-club jusqu’aux premières lueurs de l’aube) palpable. Le film a très peu de chances d’être remarqué pour la profondeur de son scénario, qui a pour seule originalité sur le papier d’avoir comme héroïne une femme complexe et loin d’être aussi innocente qu’elle le voudrait, mais devrait démontrer une réelle force kinésique de par sa mise en forme. En attendant sa probable distribution française, le film de Sebastian Schipper sera visible, en compétition officielle, au Festival du film policier de Beaune, fin mars.
C’est excellent que tu parles de l’Honneur du dragon, parce que c’est effectivement avec ce film très précisément que j’ai commencé à me sensibiliser aux plans-séquences ! Oui, je partais de loin, et je l’ai toujours assumé, mais je m’en souviens comme si c’était hier : j’étais allé le voir au ciné avec JT, et ça devait faire bien longtemps que vous deux vous parliez de ce genre de « subtilités » qui m’échappaient complètement. Et effectivement, pendant « CETTE » séquence comme tu le dis, je me suis tourné vers lui : « ah mais ! C’est un plan-séquence, ça ! Comment ça envoie du steak ! » Bon, il m’a répondu que ça faisait déjà bien 3 minutes qu’elle avait commencé, hein, mais c’est clairement LE moment où j’ai commencé à piger ce que ça apportait à un film.
Bon, c’est peut-être pas très glorieux comme épiphanie, mais c’est comme ça, j’assume. Mais mine de rien, ça vallait le coup que je m’accroche à vos discussions, parce que maintenant je savoure vraiment les films différemment. J’ai l’impression que les plans-séquences sont plus à la mode que jamais, et c’est franchement cool car ça apporte souvent un vrai plus (et de la variété). Bon, ça peut aussi me donner envie de me défenestrer quand c’est un plan statique où il se passe rien pendant 10 minutes, sur la plage, avec le vent dans les arbres, et un personnage immobile et muet, hein…
Du coup, j’ai vraiment hâte de voir ce Victoria, ça m’intrigue pour de bon.
Par contre, j’ai toujours pas compris l’exclamation de JT pendant la scène des voitures au début du film « Otage » (le film avec Bruce Willis). C’est pourtant pas faute de l’avoir vue et revue en boucle pour essayer de piger. Mais bon, je dois être indécrotable pour certaines subtilités…
Alors, le truc c’est que les plans-séquences peuvent avoir le défaut de te sortir involontairement du film, tant il s’agit parfois de « faire le malin » avec la caméra en réussissant une prise unique impressionnante. C’est plutôt cool que tu n’aies pas remarqué tout de suite que L’honneur du dragon avait par exemple une scène entièrement en plan-séquence : ça veut dire que l’action filmée était plus scotchante que le pari technique rempli derrière la caméra par l’équipe et devant par les cascadeurs. Lorsqu’on parle de Brian de Palma ou Scorsese ou Argento, le terme c’est « camera prima donna » : la caméra est toute puissante, omnisciente, elle a plus de présence et de pouvoir que les personnages à l’image, qui sont manipulés et observés sans relâche. Quand c’est bien fait, c’est hypnotisant. Sinon, ça peut devenir une figure de style très encombrante…