Jeffrey C. Chandor, que l’on appelle plus régulièrement JC Chandor, doit être un homme surprenant dans la vraie vie. Ou il adore surprendre. Comment autrement expliquer que pour son deuxième long-métrage, après le très assuré mais aussi très verbeux Margin Call, il ait choisi de partir dans une direction complètement, radicalement et méthodiquement opposée ? All is lost se passe ainsi entièrement de dialogues, ou presque, mais aussi de personnages et de décors, l’espace encombré de débris de Gravity ressemblant en comparaison à un week-end de 15 août sur l’autoroute. Des points communs peuvent être trouvés entre ces deux œuvres, qui placent des hommes dans une situation en apparence inextricable face à leur destin, et qui montrent avec un souci presque besogneux du détail comment ils y font face. Mais si l’on en reste à la surface, les deux films sont aussi opposés et éloignés l’un de l’autre que les deux Pôles, et témoignent d’une versatilité insoupçonnée chez l’ancien réalisateur de pubs (et fils de courtier) qu’est JC Chandor.

[quote_right] »Son jeu sobre, dénué d’effets, fait tout passer par le regard et les moues qu’il réprime ou affiche avec un timing parfait. »[/quote_right]L’essentiel des dialogues d’All is lost est contenu dans le générique de début, alors que « notre homme » (il n’a pas d’autre nom) récite en voix off ce qui semble être une lettre d’adieu. Le côté fataliste du titre, apparaissant à la surface de l’eau, prend dès lors tout son sens – et ouvrira la porte à de multiples interprétations quant à son dénouement -, et le récit peut par la suite être vu comme une suite d’épreuves devant déboucher sur une issue inéluctable. Chandor ne cache pas qu’il s’est fortement inspiré du récit de Hemingway, Le vieil homme et la mer, pour imaginer celui de « notre homme », marin expérimenté mais au crépuscule de la vie, interprété par Robert Redford, aussi seul à l’écran que l’était Tom Hanks dans Seul au monde. Redford n’a toutefois pas la chance d’être isolé sur une île, mais sur son yacht personnel, le Virginia Jean (le nom désigne-t-il l’État ou une amoureuse ? Rien ne permet de choisir), victime d’une collision en plein Océan Indien dès les premières minutes du métrage. Ce n’est que la première étape d’une odyssée de la survie qui se racontera uniquement par l’image. Une prouesse en soi.

Face à son destin

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Notre homme se réveille donc à bord de son bateau, point minuscule dans l’immensité aquatique qui, ô divine ironie, se retrouve troué par un container tombé de l’un de ces gigantesques cargos qui balaient les océans. Loin d’être paniqué (il perd pourtant ses moyens de communication dans l’inondation de l’habitacle), notre septuagénaire héros entreprend, minutieusement, de réparer du mieux qu’il peut sa coque percée. De manière presque bressonienne, la mise en scène s’attache dès lors à mettre en place un système d’enchaînement de plans aussi basique qu’efficace : Redford regarde un point de la caméra, réfléchit puis agit, l’effet de ses actions étant à chaque fois expliqué dans le plan suivant, qu’il s’agisse de gestes de navigation ou de simples réparations. Le personnage a beau être confronté à un irrationnel enchaînement d’événements dramatiques, il s’en sort grâce à la complicité de cette mise en scène rassurante, binaire et patiente.

Mais bientôt, ce n’est plus seulement un trou qu’il s’agit de boucher : confronté à une suite d’imprévus qui a quelque chose de discrètement ironique, comme si JC Chandor prenait tout d’un coup la place d’Ed Harris dans Truman Show et envoyait tout ce qu’il pouvait à la face de son héros, Redford doit bientôt lutter pour son bateau et sa vie. Déluges, tempêtes, creux de vagues dantesques, bateaux indifférents à son sort, matériel défectueux, et même requins… le sort s’acharne contre notre homme, comme si un message omniscient lui était envoyé : celui de lâcher prise, d’accepter son sort. « Tout est perdu », vous dit-on !

Un périple universel

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Si l’identification avec le personnage de Redford est rendue difficile par l’absence volontaire d’éléments pour le décrire (tout ce que l’on peut savoir de lui provient de déductions, même si l’on peine à comprendre qu’un homme de son âge puisse ainsi prendre la mer tout seul, qui plus est dans un voilier sans moteur), les épreuves qu’il doit surmonter et l’instinct de survie qui animent chacune de ses actions sont universelles. Le simple fait que ce héros bien malgré lui ne baisse jamais les bras, trouvant dans chacune des ressources qu’il parvient à sauver matière à repousser le pire, fait que l’on embarque à ses réserves à ses côtés. Quitte à se fendre intérieurement d’un « Mais jamais je n’aurais fait ça » ou « Où sont ses rames ? ». C’est dire l’exploit de Chandor, qui parti d’un script d’une trentaine de pages, livre un film ramassé où la tension ne faiblit jamais, malgré qu’elle reste fixée à une échelle macroscopique, au plus près de l’homme, de ses doutes et de sa peur.

S’il n’obtiendra pas, à 77 ans, un Oscar du meilleur acteur, Robert Redford montre toutefois ici qu’il n’a rien perdu de son pouvoir de fascination : son jeu sobre, dénué d’effets, fait tout passer par le regard et les moues qu’il réprime ou affiche avec un timing parfait. L’âge a apporté à son visage les craquelures nécessaires à la construction d’un personnage que l’on devine insatisfait, solitaire et pas nécessairement aimé de ses proches. Pourtant, il s’accroche, « notre homme », même quand il passe par-dessus bord ou se réveille dans son canot inondé, ou quand le monde extérieur, symbolisé par ces énormes cargos qui ont causé en partie son malheur, s’avèrent indifférents à son sort. Chandor, malgré un budget qui limite les fonds verts à de timides et pas très réussies incursions, tire le meilleur d’un tournage en extérieur dans les bassins même où fut tourné Titanic. Son décor « unique », son récit linéaire, aux sous-textes philosophiques (et religieux, suivant l’interprétation que l’on retient des derniers plans du long-métrage) assez discrets pour ne pas être crispants, confèrent à All is lost des allures de film d’aventures ultime et primitif à la fois. Que JC Chandor embraie après cette solide démonstration avec un nouveau thriller financier, A most violent year, montre que l’auteur et réalisateur n’a pas fini de surprendre.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Trois sur cinq
All is lost
De JC Chandor
USA / 2013 / 107 minutes
Avec Robert Redford
Sortie le 11 décembre 2013
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