Le Hong-kongais Johnnie To a beau avoir prouvé à maintes reprises sa versatilité, après trente ans de carrière et plus de cinquante films, c’est surtout pour ses polars que le réalisateur francophile est reconnu. Drug War vient combler un manque pour les nombreux fans qui se sont découverts tardivement une passion pour cet auteur et businessman accompli, lors de la sortie consécutive d’Election 1 et 2, puis Exilé. Ses trois meilleurs films, peut-être, ses plus aboutis formellement en tout cas. Nous étions restés dans le genre sur un Vengeance pas si négligeable que cela, malgré la prestation monolithique – euphémisme – de Johnny Hallyday. C’était en 2009, et depuis, malgré quelques nouvelles éparses données en catimini (La vie sans principe, comédie de mœurs sortie discrètement en salles), le patron s’était fait rare sur nos écrans.
Signe que le film de genre asiatique n’a vraiment plus trop sa place sur nos chers écrans, Drug War, malgré un Grand Prix raflé l’an passé au festival du film policier de Beaune, a poireauté un peu plus d’un an avant d’être expédié directement au rayon vidéo sans plus d’explication. C’est le sort désormais réservé aux productions Jackie Chan, aux polars coréens et à l’écrasante majorité de la production analogue japonaise. Johnnie To ne fait peut-être plus assez rêver les distributeurs, mais son cinéma, lui, ne semble pas montrer de signe de fatigue. Sous la houlette du Parti communiste chinois, qui lui a ouvert les portes de la Chine continentale pour le tournage, To livre une production en apparence classique, moins flamboyante que par le passé, certes, mais peut-être plus rageuse et rentre-dedans que la majorité de ses réalisations passées.
Le « bon », la balance et les truands
Drug War démarre sans plus de présentations en dénouant deux intrigues qui vont immédiatement se rejoindre. D’un côté, Timmy Choi (Louis Koo), gros bonnet hong-kongais du trafic de drogue à la tête de plusieurs usines de production d’amphétamine, s’écrase au volant de sa voiture dans la vitrine d’un grand magasin à Junhai, dans le Nord-Est de la Chine. Exposé à ses propres produits lors de l’explosion d’une de ses fabriques (où sa femme est décédée), Choi doit être transporté d’urgence à l’hôpital. Manque de chance, c’est là aussi qu’ont été amenés plusieurs suspects arrêtés lors d’une spectaculaire opération anti-drogue menée par la police locale, commandée par le taciturne capitaine Zhang (Sun Honglei). Alors que ces « mules » se délestent de leurs paquets de cocaïne par la seule voie possible (sic), Zhang repère Choi, et l’empêche rapidement de s’évader. Désormais inculpé et passible de la peine de mort, Choi accepte de collaborer avec la police pour faire arrêter ses commanditaires, un puissant réseau de trafiquants venus eux aussi de Hong-Kong…
[quote_center] »S’il y a bien un mot qui définit le film, c’est la méticulosité de la description de l’enquête. »[/quote_center]
N’importe quel amateur de bandes asiatiques aura eu l’impression en lisant ce synopsis de voir une énième version chasse à l’homme entre méchants trafiquants et infatigables forces de l’ordre. Un jeu de chat et de la souris mortel entre des policiers n’existant que par leur travail – c’est à peine si on leur donne un nom -, et des voyous excessifs, vivant dans l’opulence et le mépris des lois, si ce n’est celle des armes. Et quelque part, cette impression ne sera jamais démentie par le film lui-même : co-écrit notamment par le fidèle Wai Ka-Fai, Drug War ne cherche jamais à être autre chose qu’un polar simple et direct. C’est dans la gestion de ses multiples personnages, et celle, cloisonnée et pourtant d’une limpidité exemplaire, des enjeux qui commandent chaque étape de la traque, que Johnnie To démontre son incomparable talent pour en faire quelque chose de plus ambitieux.
Johnnie To, maître es tension
Ainsi, si l’on doit s’accrocher pour suivre les détails de toutes les filatures, rendez-vous codés et les différents niveaux d’accointance entre les malfrats que poursuivent Zhang et ses hommes, le film maîtrise à la perfection les scènes de suspense pur qui font avancer l’intrigue. L’un des morceaux de bravoure de Drug War n’a ainsi rien de violent : Zhang et Choi doivent se faire mutuellement confiance lors d’un rendez-vous dans un hôtel de luxe avec le truculent « Haha », où Zhang doit se faire passer pour le patron de Choi. L’astuce étant que dans la foulée, Zhang va devoir prétendre être Haha, pour convaincre le vrai boss de Choi, pour le faire venir à un rendez-vous piégé. Tout, dans la gestion de l’espace, l’alternance précise entre gros plans, inserts et plans d’ensemble, le jeu des acteurs (l’impressionnant Sun Honglei, vu dans Triangle, a là l’occasion de démontrer tout son talent), tout concourt à créer une tension insoutenable à partir d’une simple idée de scénario nécessitant seulement un décor et quatre personnages assis.
Et des moments simples en surface comme celui-ci, mais exécutés avec une évidence et une efficacité de tous les instants, Drug War en compte beaucoup, des premières séquences situées à la barrière d’un péage à une étonnante scène d’espionnage mutuel dans un port bondé du nord de la Chine. Indéniablement, Johnnie To s’avère moins bridé par l’omniprésent comité de censure local que prévu : il profite au contraire du nouveau terrain de jeu mis à sa disposition, des décors ratiboisés et grisâtres, pour apporter une nouvelle teinte à son cinéma, une ambiance différente également. Car, pour aussi procédural qu’il soit (s’il y a bien un mot qui définit le film, c’est la méticulosité de la description de l’enquête), c’est aussi d’un thriller cinétique qu’il s’agit, un récit haletant qui ne s’embarrasse pas de dialogues pour créer une galerie de personnages uniformément antipathique, à commencer par le plus amoral d’entre eux : Timmy Choi.
La loi du plus fielleux
C’est l’idée forte au cœur de Drug War, celle qui décontenancera les amateurs d’heroic bloodshed à la John Woo : par son statut de star, son visage aimable à la politesse ambiguë, Louis Koo est l’acteur rêvé pour incarner cette incroyable « balance » qu’est Choi. Un type dont on pense alternativement qu’il manigance un plan innommable ou s’avère en quête de rédemption suite à la mort de sa bien-aimée (splendide scène où il brûle en compagnie de son gang des tonnes de billets dans un entrepôt, pour lui rendre hommage), mais dont les repères moraux et les actes ne sont au final motivés que par une seule chose, un seul instinct : survivre, à tout prix, sans réfléchir. Choi, loin d’être un truand romantique, est le genre de faux agneau prêt à vendre père et mère pour rester dans le camp de vainqueurs, même s’il restait tout seul dans ce dernier. Mais c’est aussi, de manière fascinante, un personnage fascinant, car indéchiffrable et bien plus humain dans ses faiblesses que nombre de ceux qui l’entourent, d’un côté de la loi comme de l’autre.
C’est lors d’un apocalyptique dernier acte que sera scellé son destin et celui de toutes les autres « silhouettes », qui du « gang des sept » au duo de frères sourds-muets se révélant être de véritables anges de la mort armes à la main, en passant par la fliquette à la poigne de fer (pas de demi-mesure dans les polars chinois : les femmes sont soit d’innocentes mères de famille, soit des adjudants plus badass que leurs collègues et coiffées court), ont tous grâce à l’œil affûté de Johnnie To l’occasion d’être mémorables. Soyons honnêtes : même si les effusions de violence sont communes dans son cinéma, rares y sont les fusillades aussi sèches et dévastatrices. To a-t-il été influencé dans le cas présent par son réalisateur de seconde équipe, Soi Cheang (Dog bite Dog, Motorway), habituellement auteur de films bien moins préoccupés par l’esthétisation des gunfights ? La question mérite d’être posée, tant le style rentre-dedans, brut de décoffrage, du film, tranche avec le côté aérien et chorégraphié d’un Sparrow ou d’un Exilé.
La solution se trouve peut-être dans le cadre même que To s’est imposé : avec son script faisant une promotion radicale de la peine de mort et des méfaits de la drogue (Zhang fait notamment une expérience de sevrage express presque comique), ses flics prêts à se sacrifier sans réfléchir pour descendre un trafiquant de plus, Drug War ne fait politiquement pas dans la dentelle. To ajoute même une dose d’ambiguïté à son film en faisant de tous ses « gentils » des Chinois protégeant littéralement leur territoire, et de ses « méchants », Choi le premier, des Hong-Kongais vivant cachés parmi eux. Les ultimes images du film, en apparence sans appel, en disent en fait long sur l’idée que se fait le réalisateur de la politique sécuritaire du « grand frère chinois », aussi brutale que ceux qu’il pourchasse. Johnnie To, derrière le masque de l’artisan surdoué, aurait-il une âme de cinéaste subversif ?
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Drug War
De Johnnie To
2012 / Chine / 106 minutes
Avec Louis Koo, Sun Honglei, Lam Suet
Sortie le 18 juin 2014 en DVD et Blu-ray chez Metropolitan
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