Philadelphie, ou plutôt « Philly » comme le disent ses habitants. Sa volée de marches bouclant l’avenue Benjamin Franklin. Son mythique Mighty Mick’s Gym, à quelques encablures du métro aérien. Son port, ses usines, ses hivers polaires : c’est tout cela, et d’autres choses encore plus impalpables, qu’a immortalisés à l’écran la saga à l’écran, et plus spécialement le premier film de 1976, celui de John G. Avildsen, le seul à avoir été oscarisé. Le berceau de la démocratie façon USA est indissociable du personnage de boxeur des bas-quartiers imaginé et incarné par Sylvester Stallone. Celui-ci n’avait sans doute pas imaginé, il y a quarante ans, que nous serions encore là dans les salles aujourd’hui, impatients de revoir cette vieille connaissance à l’écran. Curieux de le revoir encore une fois, avec sa gaucherie, ses remords, ses bons mots, son chapeau et, bien sûr, son œil du tigre, endormi peut-être, mais bien vivant.
[quote_center] »Creed a de la gueule, et du panache à revendre, et tant pis si certains moments pâtissent d’effets too much. »[/quote_center]
Rocky a modelé la carrière de Stallone, et l’acteur/scénariste/réalisateur a bien fait, en 2006, de donner à cette figure célébrissime du film de sport une sortie de ring mi-nostalgique, mi-élégiaque, avec Rocky Balboa. Tous, lui le premier, pensaient en avoir fini avec l’étalon italien, et pendant longtemps, c’est un Rambo V qui était annoncé au menu. Ryan Coogler, même pas 30 ans et un film récompensé sous le bras (Fruitvale Station, grand prix de Sundance) est venu changer tout ça. Le réalisateur fait partie de cette génération qui a grandi avec les films de la franchise, et pour lui donner une seconde jeunesse, il détenait l’idée miracle : faire de Rocky, enfin, un passeur, un mythe en retrait détenant juste assez de jus pour passer le flambeau à un nouveau champion. Lui donner, en résumé, le rôle de Mickey, l’irascible entraîneur et mentor des années fastes. Cet héritier, qui n’assumera pas au départ son nom dans le scénario, s’appelle Creed.
Les champions naissent dans la rue
Creed, du nom d’Apollo Creed, forcément. La némésis vantarde de Balboa jouée par Carl Weathers, et son futur meilleur ami, était sans doute le troisième personnage le plus aimé des Rocky, juste derrière Adriane. Et sa disparition brutale dans Rocky IV fournit un carburant tout trouvé à Creed, qui s’intéresse au rejeton illégitime du champion : Adonis Johnson (Michael B.Jordan, sculpté pour les JO et émanant d’un charisme brut qui n’en finit pas d’étonner). Un enfant élevé à la dure, en foyer et en prison pour mineurs, un garnement incontrôlable, qui aurait hérité de l’agilité surnaturelle de son défunt père. Une graine de grand athlète, que Coogler met dès les premières minutes du film au centre de l’histoire, lors d’un prologue tendu, mais dépouillé. En quelques trop courtes minutes, nous comprenons d’où vient « D. », et pourquoi il partage sa vie entre combats de boxe clandestins au Mexique et vie rangée dans la demeure des Creed, avec sa mère adoptive Mary Ann. Autodidacte teigneux vivant dans l’ombre d’une légende qu’il n’a jamais connue, Adonis part retrouver celui qui l’a le mieux connu sur le ring, pour lui demander d’être son coach : Rocky, qui tient toujours son restaurant dédié à sa femme, et combat cette fois une santé chancelante. Le soleil californien fait place à un décor qui nous est aussi familier qu’un vieux sofa : « Philly », introduit sans détour par un plan… de la fameuse statue de Balboa himself.
S’il cligne fréquemment de l’œil à tout le barnum sentimental avec lequel le public des Rocky est familier, Creed n’est toutefois pas coincé dans un fan service encombrant, à la façon de la deuxième moitié du Réveil de la Force, par exemple. Coogler réussit, de manière assez admirable, à maintenir au centre de l’attention son personnage titre. L’enjeu ici est de voir un champion éclore, et le réalisateur y parvient en filmant, dans le même temps, avec plus de subtilité que ce qu’on aurait pu attendre, l’exact inverse : un champion en train de s’effacer. L’une des séquences-clés à ce titre se situe pendant l’un des entraînements entre Rocky et Adonis, où tous les deux se retrouvent face à un miroir, pour une séance d’auto-confrontation. Adonis doit, littéralement, trouver le moyen de combattre son reflet (donc, son identité, qui l’empêche de s’accomplir), tandis que derrière lui, Rocky recule vers l’arrière-plan, lâchant un limpide « Je vais te laisser un peu faire, maintenant », tandis qu’il passe dans le flou.
Triomphe tranquille
La mécanique scénaristique de Creed a beau être familière une fois passé le premier (fabuleux) combat, filmé intégralement en plan-séquence dans une orgie sonore et sensitive qui laisse pantelant, le film n’en reste pas moins brillamment réalisé. Malgré les promesses qui ressortaient de son premier long, Coogler ne laissait pas entrevoir une telle maîtrise, qui explose littéralement dans certains enchaînements de scènes, dans les chorégraphies des combats, dans la profusion de ces plans-séquences à la fluidité exemplaire, dans la photo pleine de profondeur et subtile de Maryse Alberti (The Wrestler) surtout. Tout comme le récent La Rage au Ventre auquel il est difficile de ne pas penser (tous les films de ce type s’abreuvent de fait à une seule source : l’original de 1976), Creed a de la gueule, et du panache à revendre, et tant pis si certains moments pâtissent d’effets too much (l’entraînement sur fond de parade motorisée, un peu abusé).
Coogler a des envies de cinéma simples, nobles, et dénuées de cynisme. L’humour est présent, par petites touches (très réussies), mais rarement envahissant. Ce qui prime c’est l’émotion, ce mélo un peu pataud qui a toujours été la marque de fabrique des Rocky, qui les a rendus intemporels et universels, aussi. Bien sûr, les temps ont changé : on ne drague plus de timides filles coincées dans une animalerie aujourd’hui, on les rencontre des clubs lounge branchés. La romance entre Adonis et la chanteuse Bianca (Tessa Thompson), quoique pudique et touchante – le handicap auditif de la jeune femme est un écho lointain aux problèmes de vue d’Adriane -, n’est pas aussi marquante que voulue, et paraît finalement anecdotiques avec le recul. Tout comme le passif d’Adonis, jeune homme ombrageux, certes, mais loin d’être l’outsider cabossé et piqué à vif qu’était Rocky. C’est peut-être ça, le vrai talon d’Achille d’un Creed par ailleurs conquérant, jusque dans sa galvanisante bande-son (qui sait pertinemment où et quand réutiliser les thèmes forts de la saga) : même s’il a quelque chose d’un accomplissement, le parcours de son héros résonne moins au-delà du sport. La revanche d’Adonis sur la vie paraît superficielle, les obstacles dérisoires (ça n’est pas encore cette fois qu’on se souviendra du nom des adversaires). L’essentiel, en fait, est ailleurs.
Le mythe vous salue
Malgré tout l’amour qu’on peut avoir pour le tandem Coogler / Jordan, qui frappe un grand coup artistique avec ce projet, Creed continue d’appartenir dans l’ombre à celui sans lequel le film n’existerait de toute manière même pas. Au centre d’une étonnante success story critique, Stallone risque bien d’obtenir l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle pour avoir joué une dernière (?) fois ce Rocky si indissociable de lui-même. De quoi célébrer l’héritage d’un personnage entré au panthéon de la culture pop, certes, mais aussi de quoi rappeler à quel point cet acteur de composition, qui resta toujours coincé dans un registre duquel il essayait de s’extirper, peut nous prendre à la gorge lorsqu’il est bien dirigé et trouve des dialogues à sa hauteur. Le scénario de ne se gêne pas pour lui en faire baver, pour l’amener au bord du précipice mental, et Stallone joue ses scènes comme s’il était de retour dans les années 70, comme si sa vie en dépendait. Dans ces moments-là, le film est impérial : il est bien plus qu’un concept bien réalisé ou un divertissement avec du cœur. Rocky n’a alors plus besoin de faire jouer son crochet du droit pour nous sonner debout. On l’a vu guerroyer, se rebeller, tomber, se relever, tout gagner, tout perdre, et se relever. On l’a vu vivre, en somme, et il fait partie de nos vies, cet étalon-là, comme un vieil oncle qu’on saluerait de la main en passant. Depuis combien de temps, déjà ?
[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Creed
De Ryan Coogler
2015 / USA / 133 minutes
Avec Michael B. Jordan, Sylvester Stallone, Tessa Thompson
Sortie le 13 janvier 2016
[/styled_box]