Le film débute sur la route : Ali est trentenaire, bourru, sans le sou et la définition même d’un marginal sans attaches. Enfin, à part son fils de cinq ans, que son ex lui a « refilé », et qu’il doit désormais prendre à sa charge. Alors il file vers le sud, à Antibes, chez sa sœur Anna, et rencontre dans son petit boulot de videur Stéphanie. Elle ne s’illumine que dans son travail : dresseuse d’orques. Un terrible accident va la mettre dans un fauteuil pour la vie, et changer celle d’Ali plus qu’il n’aurait pu l’imaginer.

Difficile d’imaginer qu’au départ, le livre Un goût de rouille et d’os dont est tiré le nouveau film de Jacques Audiard est un recueil de nouvelles. L’histoire d’Ali et Stéphanie est si dense, compacte, comme une tranche de vie observée en accéléré par-dessus l’épaule de ses protagonistes. C’est un récit organique, ou selon l’expression consacrée, « plein de vie » que nous propose le réalisateur d’Un prophète. Un auteur rare et précieux qui se construit, film après film, un univers reconnaissable entre mille, d’une richesse et d’une sensibilité incomparables.

Le cogneur et la ballerine

Stéphanie, belle dresseuse d’orques… jusqu’à ce que la vie en décide autrement.

Comme le taulard Malik avant lui, Ali ne nous est pas introduit dans les formes, il n’a pas la politesse de nous être présenté comme un personnage aux angles distincts, définis. Pas loin d’être un gros bourrin inculte, Ali doit composer avec une version en plus jeune et aussi indépendante que lui, Sam. On devine derrière la carrure de boxeur du petit voyou du Nord une sensibilité insoupçonnable, mais Audiard choisit, comme souvent, de ne pas le rendre unilatéralement sympathique ou accessible. Chez lui, l’humain est toujours soumis à des changements de tempéraments, des volte-faces, des ajustements moraux : le héros audiardien, qui a souvent un rapport compliqué avec les figures parentales (tiens donc), nous accroche parce qu’il sonne vrai, parce qu’il évolue au gré des rencontres et de son histoire personnelle. Stéphanie, l’insouciante allumeuse qui ne trouve la paix intérieure qu’en dirigeant de ses mains des orques aux allures de gros nounours, va passer elle aussi par toutes les humeurs possibles, du désespoir suicidaire à la joie incandescente, embrassant des trajectoires morales surprenantes à mesure que sa relation avec Ali évolue.

Le handicap douloureux de Stéphanie, amputée suite à un accident, est le moteur de l’action, le prétexte extrême qui va rapprocher le cogneur au regard perdu et la ballerine aux jambes brisées. Le paradoxe voulant que le boxeur underground à la tendresse improbable (il propose à Stéphanie de baiser « pour voir si ça marche encore », sans gêne ni arrière-pensée, puis d’être « opé » dès qu’elle en ressent le besoin) finisse par plier sous les coups du destin – un engrenage dont il est le complice va nuire à sa famille – alors qu’en se découvrant une passion amoureuse, Stéphanie n’en finit pas de se redresser, exhibant avec une fierté reconquise ses jambes de fer. Leur relation compliquée donne son côté charnel au film (quoi de plus logique vu le titre ?), lorsqu’il contemple le corps musculeux d’Ali et les moignons numériques, filmés sans fard, de Stéphanie, puis qu’il les fusionne dans des étreintes dépassionnées, elliptiques, qui se révèlent être leur point d’ancrage, une ultime et tangible lueur d’espoir.

Symbolisme et réalisme

Ali, boxeur clandestin, dont l’hermétisme cache une sensibilité bien réelle.

Ce renversement progressif des valeurs dans un couple cabossé est l’une des nombreuses qualités d’un film, qui a ses défauts (les personnages secondaires, trop peu esquissés, peinent à s’imposer comme autre chose que des mécanismes narratifs, et l’épilogue sacrifie trop à une symbolique rédemptrice pour convaincre totalement) mais qui s’accroche plus que jamais aux basques de ses héros, jusqu’au point où l’on pourrait saisir au vol les pensées qui peuvent les étreindre. Comme ce moment où, à terre lors d’un combat clandestin, Ali retrouve la rage de vaincre en distinguant à travers la foule les pieds mécaniques de Stéphanie. Ou cet instant en apesanteur où cette dernière, prête à regarder dans les yeux ces orques qui lui ont tant apporté avant de tout lui reprendre, se tient devant l’un d’eux, derrière une vitre d’aquarium, dans une symbiose totale et retrouvée.

Réaliste mais jamais misérabiliste, De rouille et d’os possède une grâce lumineuse qui contamine chaque plan, Audiard privilégiant à de nombreuses reprises une lumière crépusculaire, comme autant d’éclaircies dans le paysage grisâtre d’une société faite de petites et grandes combines, de violence banalisée et de bons moments rapidement oubliés. Directeur d’acteurs méticuleux, il tire le meilleur de son couple vedette. Marion Cotillard est enfin juste et sobre dans un rôle exigeant qui n’aurait pas pardonné le cabotinage. Matthias Schoenaerts, lui, confirme l’énorme potentiel mis à l’œuvre dans l’étonnant Bullhead, son physique hors-norme (il a pourtant maigri pour l’occasion) et son jeu animal, instinctif, étant mis au service d’un personnage tout aussi handicapé émotionnellement, mais plus ouvert et communicatif.

Ne rien laisser au hasard

Le couple de De rouille et d’os, né dans le sang et les larmes.

Ils n’ont de toute manière pas le temps d’en faire trop : Audiard reste un orfèvre lorsqu’il s’agit, comme un sculpteur affine son œuvre, de découper au cordeau chaque scène, chaque plan, pour lui attribuer une signification précise. Un dent qui vole au ralenti, un tatouage « gauche » – « droite » ornant deux jambes coupées mais bien vivantes, une phrase (« J’suis opé ») traduisant une impasse émotionnelle : le film regorge de ces non-dits évidents, de ces fulgurances visuelles qui font avancer l’histoire sans que jamais elle ne prenne un ton sentencieux.

C’est un fait : Audiard est l’un des seuls (le seul ?) metteurs en scène en France à savoir utiliser tout l’arsenal cinématographique qui est à sa disposition à bon escient. Pas d’esbroufe, pas d’effets ostentatoires, mais du style, une maîtrise, un savant mélange de cinéma-vérité et d’omniscience créative lui permet d’accoucher d’œuvres toujours plus impressionnantes, où la forme sert le fond et réciproquement. Une histoire remuante, un grand film. Une fois de plus.


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Cinqsurcinq
De rouille et d’os
De Jacques Audiard
2012/ France / 115 minutes
Avec Matthias Schoenaerts, Marion Cotillard, Bouli Lanners
Sortie le 17 mai 2012
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