Rencontre avec Manuel Chiche : « Le public est toujours prêt à faire des découvertes »
À l’occasion de la sortie en salles de JSA et de Memories of Murder en coffret collector, entretien avec Manuel Chiche, boss de The Jokers et La Rabbia Films.
Dans le grand monde des cinéphiles français, le nom de Manuel Chiche résonne d’une manière particulière depuis les débuts de l’ère numérique et du digital. Cet ancien de StudioCanal avait démarré dans le métier en vendant des VHS aux hypermarchés et aux vidéoclubs, avant de fonder Wild Side en 2002 avec Jean Labadie. L’éditeur au chat miauleur a beaucoup œuvré pour faire découvrir dans l’hexagone un cinéma « de la frange », qui intéressait (déjà) peu les exploitants de salles, en furetant notamment et surtout du côté de l’Asie pour en extraire les trésors cachés, anciens et récents. De La nuit du chasseur, pavé en édition limitée sorti pour les 10 ans de la société, aux classiques de la Shaw Brothers, des gialli d’Argento aux films de Nicolas Winding Refn, des « Introuvables » à la grosse collection « DVD + Blu-ray + livre », le palmarès de Wild Side est immense et passionnant.
Après avoir quitté en 2014 l’entreprise, Manuel Chiche est devenu l’heureux patron de The Jokers, distributeur éclectique hébergeant des auteurs comme Winding Refn (Neon Demon), Ben Wheatley (High Rise) ou Park Chan-wook (Mademoiselle), et dont on croise le sardonique logo aussi bien en salles qu’en vidéo (Cop Car) et sur Netflix (Yakuza Apocalypse notamment a fait son apparition récemment). Il gère également depuis 2011 La Rabbia Films, qui édite et distribue en salles puis dans de copieuses éditions collector des films de patrimoine comme Les 7 Samouraï, Sorcerer, Macbeth, La planète des vampires. Pour compléter le tableau, le label Lonesome Bear, centré sur la distribution événementielle de films inédits en salles, a commencé à faire parler de lui cette année avec Chasseuse de géants. Trois marques, trois approches complémentaires de la distribution qui caractérisent le gargantuesque appétit de cinéma de Manuel Chiche. À l’occasion de la sortie ce 27 juin de Joint Security Area sur grand écran, et de Memories of Murder en vidéo le 11 juillet, nous avons souhaiter recueillir ses impressions sur cette riche actualité récente, le marché actuel de la vidéo, ses projets et son métier d’infatigable défricheur. Bonne lecture !
La Rabbia réalise un beau doublé en distribuant Blu-ray Joint Security Area et Memories of Murder. Était-il prévu dès le départ de mettre en regard ces deux classiques en les sortant en même temps ?
Ce serait classe de dire que oui, nous avions tout prévu… Mais en fait non. JSA est arrivé un peu par hasard. Évidemment il y a des questions de disponibilité de droits et d’état du matériel, mais en réalité il s’agit d’un concours de circonstances. Je dînais avec Bong Joon ho – contrairement à ce que tout le monde écrit, il n’y a pas de tiret – et Darius Khondji et disais à Bong à quel point j’étais dingue de Memories of Murder. Il m’apprend alors que le film a été restauré en 4K et que lui et son directeur de la photographie avaient supervisé la restauration. Je lui réponds que si on le récupère, nous appliquerions au film un traitement spécial, ce que nous avons essayé de faire. Le reste c’est de la négociation classique d’acquisition de droits. Et donc là, je me retrouve avec Park Chan-wook au festival Lumière et Park me dit « dis donc, j’ai appris que tu allais ressortir en salles Memories of Murder. C’est super. Tu sais que JSA a aussi été restauré en 4K ? ». Je vous laisse deviner la suite. J’aime profondément ces deux réalisateurs, humainement et artistiquement. Et j’aime faire plaisir.
Quelle place tient selon vous Memories of Murder dans l’histoire du cinéma coréen ? Avec Old Boy, le film marque la première rencontre du public occidental avec le cinéma de ce pays asiatique…
Ces deux films sont des marqueurs incontournables. Ils sont le point de départ de l’envolée d’une génération de réalisateurs sud-coréens exceptionnels. Les carrières respectives des deux réalisateurs le prouvent. Dommage que la génération suivante n’ait pas encore émergé.
D’où vient l’idée du making-of rétrospectif de Memories of Murder ?
Honnêtement je ne me souviens plus vraiment, car l’idée remonte à assez loin. Je pense que cela vient de Jésus Castro, le réalisateur, et nous avons affiné ensemble. L’idée de départ était d’accompagner en balade Bong et Song Kang-ho sur les lieux des crimes et de faire en sorte qu’ils se remémorent ce qu’ils étaient à l’époque, à l’aune de l’évolution de leurs carrières. Au final, ce n’est pas tout à fait ça. Mais grâce à la gentillesse et à la disponibilité de Bong nous avons pu avoir quelque chose de très intéressant, qui respire la joie de l’équipe du film de l’avoir accompagné tous ensemble et présente le cinéma comme un « sport collectif », avec un respect et un amour de tous pour cet être humain exceptionnel qu’est Bong Joon ho. Le talent et la détermination de Jésus Castro ont fait le reste.
Le même type d’édition collector est-il envisagé pour Joint Security Area ? Voire Deux Soeurs ou Bittersweet Life, si vous décidiez de mettre aussi le début de carrière de Kim Jee-woon en valeur ?
Je ne sais pas encore. Cela dépendra du matériel d’archive disponible et Park venant juste de finir le tournage de sa minisérie Little drummer girl je n’ai pas encore pu en parler avec lui. Je dirais peut-être. Quant à Kim, il le mériterait bien. Mais il n’est pas le seul…
Y a-t-il des titres du cinéma sud-coréen que La Rabbia souhaiterait éditer dans un proche avenir ?
Oui. Nous avons encore beaucoup d’enthousiasme sur plein de choses. Mais nous prenons notre temps. Nous sommes opposés à l’idée de volume pour prendre des « parts de marché ». Cela n’a aucun intérêt pour nous. On se promène dans le cinéma mondial avec cette idée de faire découvrir, progressivement, ce que nous considérons comme des œuvres majeures à un public plutôt jeune et qui a grandi avec Internet et le DVD, tout d’abord dans les salles de cinéma, puis dans des éditions respectueuses des œuvres, et sur les chaînes de TV ou en digital. C’est le but ultime de notre travail. Trois films par ans, travaillés avec soin, ça nous semble être un rythme idéal. Cela dit, nous avons revu nos ambitions à la hausse, vu que l’idée de départ était d’en sortir un par an !
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les coffrets de L’été de Kikujiro et Hana-Bi ?
Je pense qu’il s’agit de bonnes éditions, avec des sous-titres actualisés, à partir du meilleur matériel existant. Nous avions envie de les revoir et de faire partager le cinéma de Kitano dans ce qu’il a de plus beau, avec une génération qui ne l’a pas forcément connu. Après je ne vais pas m’extasier sur notre travail. Il est bien fait. Mais la problématique est toujours la même : qu’avons-nous à disposition pour éclairer l’œuvre sans emmerder le spectateur ? Nous sommes toujours dépendants de cela. Et dans ce cadre, lorsque cela est possible, notre priorité est de laisser la parole à ceux qui ont créé ou participé à la création de l’œuvre. Notre travail n’est pas d’émettre un avis sur l’œuvre : si nous l’éditons, c’est que nous l’aimons.
Vous avez lancé en juin un nouveau label, Lonesome Bear, consacré au direct-to-video. Faire découvrir des films inédits en salles était aussi l’un des crédos de Wild Side. Pensez-vous qu’il existe toujours un public prêt à faire ce genre de découvertes ?
L’appellation « direct to vidéo » me semble aujourd’hui impropre particulièrement vis-à-vis de la génération qui a une vingtaine d’années. Est-ce que les films Netflix sont des Direct-to-video ? Le schéma traditionnel n’a plus de sens pour cette génération. De toute façon, comment trouver son chemin avec une vingtaine de films par semaine ? Je dirais plutôt que ce sont des films lancés en même temps ou presque que leur territoire d’origine, sur les supports que nous autorise notre archaïque chronologie des médias. Peut-être que ces films s’accommoderaient très bien de sorties simultanées au cinéma et en digital, mais nous n’avons pas le droit de le faire. C’est un peu l’éternelle frustration des distributeurs français : ils prennent les risques, mais ne récoltent que des contraintes pour exploiter même temporairement des œuvres dont ils sont l’ayant-droit. Bref, je ne vais pas refaire ce débat qui n’en finit pas. Juste le constat que le dindon de la farce est toujours le même. Heureusement que nous aimons profondément la majorité de nos films…
Mais les choses changent. Le digital commence à prendre réellement ses marques, les chaînes TV semblent, enfin, s’apercevoir que ce qui compte c’est la « vitesse d’exécution ». Lorsque les réseaux sociaux frémissent sur un titre, le public ne veut pas attendre. Donc, comment aller vite, en faisant une promotion digne de ce nom, mais avec nos moyens ? C’est la question à laquelle la création de Lonesome Bear essaie de répondre.
De toute façon, les trois labels interagissent entre eux. La Rabbia remet au goût du jour les œuvres des cinéastes avec lesquels nous bossons au présent et au futur sur The Jokers, en travaillant avec eux sur les oubliés de l’histoire du cinéma ou ceux qu’ils rêveraient de revoir. Lonesome Bear est également un petit laboratoire de repérage de cinéastes avec lesquels nous pourrions être amenés à travailler dans le futur, comme Anders Walter, le réalisateur de Chasseuse de Géants, que nous aimons beaucoup. Là aussi, l’objectif n’est pas le volume, mais plutôt la recherche d’œuvres dans lesquelles nous nous reconnaissons, avec un minimum de potentiel commercial.
Le public est toujours prêt à faire des découvertes. Maintenant, il faut savoir comment le convaincre quasiment du premier coup, compte tenu de la façon dont il est sollicité en permanence. Il faut essayer de ne pas décevoir ou le moins possible. Nous pensons également qu’un des points-clés est la proximité des labels avec le public, qui est un lien long à tisser.
Un label comme Lonesome Bear est-il « compatible » avec le principe des portails SVOD type Netflix ?
Il semblerait que oui. Je pense, à tort ou à raison, que les œuvres que nous défendons sont de qualité et susceptibles de correspondre à un public jeune, souhaitant un cinéma un peu différent. Pas trop, mais un peu.
Un mot peut-être enfin sur les titres que vous pourriez prochainement éditer ou distribuer ? Y en a-t-il dont vous rêvez de vous occuper ?
Sur The Jokers, le programme est établi jusqu’au milieu de l’année 2020. Dans les sorties les plus proches de nous, on peut citer celles de Détective Dee : la légende des rois célestes, l’opus le plus dingue de la saga de Tsui Hark, à voir d’après nous impérativement en 3D, quasi en day and date avec la Chine le 8 août. Il y aussi le premier film américain de Mélanie Laurent, Galveston, un film noir dans la plus pure tradition d’après le roman éponyme de Nick Pizzolato, le créateur de True Detective. Mélanie a fait un travail de mise en scène formidable, en épurant son film de façon remarquable. Elle tire de ses comédiens des choses sensationnelles. Le film est aussi sec qu’un bon coup de tête ! Comme quoi, nous avons beaucoup de talents en France. Il faut juste qu’ils acceptent de sortir de leur zone de confort. Mélanie l’a fait, et nous espérons la garder près de nous pour ses projets futurs.
En fin d’année il y aura Arctic avec Mads Mikkelsen, le premier long-métrage de Joe Penna. Une histoire de survie dans l’Arctique, d’une étonnante maîtrise et sobriété, avec un Mads toujours au sommet. Joe est très « Jokers-compatible », il nous a bluffés par son talent et ses qualités humaines.
L’année prochaine sera une autre histoire, qui ne doit pas être racontée trop tôt. Sachant qu’elle marquera le retour de Bong Joon ho chez nous avec Parasite, et de Fabrice du Welz avec Adoration, que nous coproduisons et qui rentre en tournage le 2 juillet. Il va en surprendre plus d’un.
Chez La Rabbia, 2019 verra le retour au cinéma de L’âme des guerriers de Lee Tamahori en version restaurée. On prépare aussi une possible surprise pour la fin d’année. On vous en reparlera !
Enfin, chez Lonesome Bear, les gangs de bikers seront à l’honneur l’année prochaine avec Angels of Chaos, mais avant cela, nous sortons le 8 août The Fortress, grand film épique sud-coréen réalisé par Hwang Dong-Hyuk. Un film sur le courage, l’honneur et le sacrifice. Ce sont des vertus d’un autre temps…
Merci à Sophie Bataille et Manuel Chiche
Crédits photos © La Rabbia Films et © Richard Dumas. Tous droits réservés.