C’était incontestablement l’événement du dernier festival de Beaune, le plus médiatique et le plus attendu en tout cas : l’hommage rendu à l’invite d’honneur de cette édition anniversaire, David Cronenberg, qui a fêté récemment ses 75 ans. Le réalisateur canadien qui depuis Map to the stars s’est tourné vers l’écriture (avec un premier roman, Consumés, et un deuxième en cours d’écriture), a débarqué en Bourgogne accompagné d’un de ses acteurs fétiches, et grand ami, Viggo Mortensen. À notre grand regret, l’auteur de Faux-Semblants n’a pas souhaité se prêter à l’exercice de la leçon de cinéma (comme l’avaient fait Brian de Palma, Park Chan-Wook ou John McTiernan ces dernières années), mais cela ne l’a pas empêché d’une part de recevoir un vibrant hommage de l’ami Viggo lors d’une soirée de gala, et de débarquer avec le comédien à l’issue d’une projection d’A History of Violence, pour une petite demi-heure de questions-réponses en toute simplicité. Retrouvez ci-dessous l’intégralité de ces échanges, avec un artiste toujours aussi décalé et indispensable.


Viggo Mortensen rend hommage à David Cronenberg

« Je suis très content d’être avec vous pour fêter l’heure de gloire de David Cronenberg. Il est l’un des réalisateurs les plus doués et originaux du monde, mais il est aussi mon ami. Je vais vous parler de son travail et notre collaboration.

Je me souviens avoir vu Vidéodrome à New York en 1983, au tout début de ma carrière d’acteur. Voir ses films pour la première fois fut une expérience déstabilisante comme souvent avec les films de David Cronenberg y compris ceux dans lesquels j’ai moi-même tourné. Je ne sais plus exactement où j’étais, si les performances des comédiens étaient réalistes ou si j’ai vraiment apprécié sur le moment ces films. Mais ils m’ont happé au bout de 10 minutes, j’en voulais plus, comme sous l’effet d’une drogue addictive. David a créé un univers audiovisuel spécifique pour chacun de ses films. Un univers qui ne fait pas toujours envie, on y entre toutefois de son plein gré comme on entrerait dans le château du Comte Dracula. Je suis toujours entré curieux dans les univers de David Cronenberg.

Sa maîtrise de l’espace et du temps cinématographique, il l’a acquise au bout de cinq années d’exploration intense, il s’est toujours nourri de sa propre évolution de ses propres transformations techniques et créatives. Dans son travail avec les acteurs, il a su créer un environnement fertile où de subtiles performances ont pu prendre corps. Des comédiens au parcours et aux méthodes variés lui ont donné leurs meilleures interprétations, il a su tirer le meilleur de chacun d’entre nous. Il ne fait pas de répétitions ou de lectures, mais il reste ouvert sans prétention à toute question, toutes suggestions. C’est un excellent collaborateur. Il a également gagné la loyauté des meilleurs techniciens du 7e art. Il a dit qu’il était intéressé par les gens qui n’acceptaient pas la version officielle de la réalité, mais qui cherchaient à savoir ce qui se passait en coulisse. Pour de nombreux artistes, c’est là un principe très excitant, une invitation à l’exploration, au jeu. Son approche du récit est unique, à l’instar de William Burroughs ou de Ballard, des auteurs singuliers eux-mêmes, David travaille dans une zone indistincte, dans un état de métamorphose constante.

Son dernier roman Consumed ne ressemble à rien de ce que j’ai pu lire. Ce formidable livre désarçonne, désarme le lecteur. Il en fait un complice, comme dans ses films en fait. Quand j’ai rencontré David en 2004 pour évoquer le film à venir History of Violence, il m’a donné l’impression d’être un gentleman, intelligent, dotée d’un merveilleux sens de l’humour. Ce fut une surprise de voir ce réalisateur accompli à la filmographie déconcertante, rire de lui-même et apprécier le rire de ses collaborateurs, c’est comme ça que je le vois aujourd’hui et trois films plus tard, un grand artiste capable de rire face aux tourments de la vie. Les histoires de David se déroulent toujours dans les mondes issus de son imaginaire, quels que soient leurs côtés réalistes et l’absence d’images de synthèse. Beaucoup de réalisateurs, peut-être tous, en font autant, mais leurs univers ne m’attirent pas autant que ceux de David.

Ce que j’apprécie le plus dans son approche de l’écriture et de la réalisation c’est que malgré son expérience, il a su rester cet éternel débutant, il a gardé sa fraîcheur et son émerveillement. Cette absence de cynisme est une qualité rare chez un réalisateur, chez un acteur, chez n’importe qui, en fait. Une partie de la curiosité de David Cronenberg semble venir du besoin de voir jusqu’où un corps humain peut être décrit de manière réaliste dans un espace donné. Littéralement, il cherche à nous faire voir ce dont nous sommes constitués et ce qui nous arrive physiquement. Comme il l’a un jour dit à un journaliste à Cannes : « Le surnaturel ne m’intéresse pas, je me considère comme un artiste existentialiste. » Il ne connait pas de limites, sa recherche peut être encore plus spécifique, encore plus incisive. Et en même temps, il semble qu’il ait un sens esthétique inné, un don pour créer un style adapté à chacune de ses histoires. S’il cesse un jour d’écrire des romans et repasse derrière une caméra, je serais honoré d’être le sujet de sa prochaine expérience. »


David Cronenberg accepte son « châtiment »

« Les mots de mes camarades m’ont fait plaisir et m’ont touché. J’ai l’impression d’avoir été disséqué, opéré chirurgicalement par le montage que nous venons de voir ! J’avoue, j’en ai oublié la plupart, je ne me rappelle pas bien de tous les films que j’ai pu faire. Il faut que je parle des menottes aux poignets, le symbole du festival, je pense que le prix devrait prendre la forme de menottes. On devrait me mettre une paire de menottes et ça devrait être mon châtiment. Je vous explique. Depuis mon premier film Crimes of the future, je pense que mes films représentaient mes crimes. Bien sûr, il y a des crimes qui se passent dans notre vie, mais il est important de faire voir des crimes au cinéma afin de les traiter de manière artistique. Déjà à mes débuts, et encore plus maintenant, c’est presque un discours politique. La subversion qui était le moteur de mon cinéma est le témoignage que j’ai voulu apporter et ce que j’espère vous retiendrez à travers ce genre. Un art de la subversion, qui je le crois, pourrait exorciser les vrais crimes que l’on peut voir actuellement dans notre société. Je n’ai pas grand-chose de plus à ajouter. Je porte les menottes du cinéma avec fierté. Libérez-moi à présent, j’ai terminé ! »


Rencontre autour d’History of Violence

David Cronenberg : Je n’avais pas revu le film depuis longtemps, mais d’après l’accueil que vous venez de me faire, apparemment, il n’était pas trop mal (rires) !

Connaissiez-vous la bande dessinée avant d’arriver sur ce projet ?

DC : Aux États-Unis, nous distinguons les comics et les romans graphiques, qui sont plus exigeants. Je n’ai pas trouvé la bande dessinée très bonne, mais le scénariste, Josh Olson a fait un très bon travail. Il m’a parlé de l’angle qu’il envisageait pour cette adaptation. Il m’a alors donné envie de le réaliser. Il restait encore des ajustements pour arriver au scénario final.

Nous retrouvons les thèmes du western dans le film, est-ce une version moderne de ce genre ?

Viggo Mortensen : Oui, car aujourd’hui, le film est présenté dans un festival de films policiers et se définit comme tel. Mais il est aussi difficile à catégoriser, car il embrasse des thèmes qu’on trouve dans plusieurs genres, policier, western. Les films de David Cronenberg sont difficiles à mettre dans des cases.

DC : Oui, il y a un cheval ! C’est une évidence ! (rires)

Compte tenu de l’actualité aux États-Unis, des fusillades, de l’élection de Donald Trump, peut-on dire que le film est toujours d’actualité ?

DC : Pas exactement. Le film ne parle pas de tueries de masse. Mais il correspond à la période pré-Trump, même si elle a tendance à revenir.

Votre action se déroule sur le sol américain. Pensez-vous que votre nationalité canadienne vous apporte une distance par rapport aux événements ?

DC : Oui, ma nationalité m’octroie une distance nécessaire pour parler des États-Unis. D’ailleurs, la plupart des observateurs les plus pointus sur cette société sont canadiens, comme le sociologue Herbert Marshall McLuhan, par exemple. Il a été un observateur pertinent des problèmes de la culture américaine. Malgré notre proximité géographique, nous sommes très différents. Nous n’avons pas eu d’esclavage et de guerre civile, nous n’avons pas cette culture des armes à feu, la législation sur la question est bien plus réglementée. Lorsque les premiers colons sont arrivés au Canada pour construire le pays, la police montée canadienne les protégeait. Le citoyen n’avait pas à s’armer pour se défendre. Bien sûr, nous regardons ce qui se passe de l’autre côté de la frontière et puis nous partageons la même langue. Nous sommes fascinés par ce qui s’y passe, contrairement aux Américains d’ailleurs. Seul notre Premier Ministre, Justin Trudeau les captive. Ils nous l’envient ! Mais il faut qu’ils fassent avec ce qu’ils ont !

Viggo Mortensen : Justin Trudeau est une vraie star ! (rires) Lorsque le film est sorti en 2005, nous avons beaucoup voyagé pour répondre aux questions des journalistes. Mais dans l’esprit des Européens, l’impression générale était qu’il s’agissait d’un film sur les États-Unis, avec un discours sur la violence, inhérente aux États-Unis. Mais elle est partout, n’oublions pas la violence à Beaune, ses gangs et les assassinats fréquents chez les vignerons (rires).

Le film nous dit toutefois que la violence est indissociable de la nature humaine. Qu’en pensez-vous ?

DC : Absolument, l’histoire de la violence, c’est l’histoire des Hommes. Ce thème est universel. Le film se déroule dans une petite ville des États-Unis, bien qu’il ait été tourné intégralement au Canada. Cet angle local reste le meilleur moyen de parler à tout le monde.

Vous avez fait trois films ensemble. Viggo, quelle impression gardez-vous de la direction d’acteurs de David ?

 VM : Ces trois films n’ont rien à voir entre eux. Je pense que si vous les faisiez visionner par des personnes qui ne connaissent pas le cinéma de David Cronenberg, ils diraient qu’il s’agit de trois réalisateurs différents. Sur History of Violence, nous avons beaucoup parlé et blagué aussi, notamment pendant le tournage la scène avec Maria Bello dans les escaliers. C’est au cours de nos nombreux échanges que nous sommes parvenus à construire le personnage.

DC : En disant cela, Viggo pense en gros que je n’ai aucun style et aucune vision ! (rires)

VM : Sur les Promesses de l’Ombres, au contraire, nous n’avons pas du tout parlé. En effet, c’était sa direction de tout intérioriser pour faire ressortir cela à l’écran. Nous sommes allés au pinacle de la non-communication, David ne me parlait pas, je ne parlais à personne. Sur A Dangerous Method, Freud parle beaucoup, en revanche.

DC : Le casting de Sigmund Freud au cinéma n’était pas évident, car nous gardons une image de cet homme qui ne ressemble pas à Viggo du tout. Il a réussi à se l’approprier, ce n’était pas simple. J’ai fait un choix de casting difficile, mais quand on voit le film, cela fait sens.

A History of Violence est très construit, précisément écrit. Viggo qu’avez-vous pu apporter en termes d’improvisation ?

VM : Le film est effectivement scénarisé avec précision. Mais j’ai apporté des petites choses, un double langage, notamment au début du film. En effet, lorsque le spectateur ne connaît pas encore mon personnage, dans le diner, j’ai ajouté des petits détails infimes, des regards, des frissons, des micro-gestes, qui semblent étranges et qui laissent penser qu’il y a une personnalité différente derrière cette apparence.

(question dans le public) M. Cronenberg, je souhaite devenir réalisatrice et je voudrais savoir si vous pouviez me donner des conseils.

DC : Pas vraiment, je le crains. Les choses ne sont plus pareilles qu’à mes débuts, tout a changé. J’ai commencé avec le film Frissons. Les producteurs étaient intéressés par le scénario mais ne voulaient pas me confier sa réalisation, car je n’avais réalisé que des films underground auparavant. J’ai dit que s’ils voulaient le scénario, je devais réaliser le film. Ils ont accepté, j’ai eu de la chance. Mais un réalisateur-scénariste reste rare, un fantasme bien français, car réaliser est un métier et écrire des scénarios en est un autre, comme monter ou composer la musique. Un film est une somme de métiers différents. Aujourd’hui, un bon réalisateur est une personne capable de s’entourer des meilleures personnes pour faire son film. Soyez conscient de vos limites et de vos points forts. Sachez déléguer les meilleures personnes aux postes-clés. N’oubliez pas que le cinéma est une industrie qui demande beaucoup de temps et d’argent. Je ne peux pas vous donner de conseils plus pertinents.