Christine : un Carpenter divinement carrossé
Sublimé par son nouveau Blu-ray, le Christine de John Carpenter demeure, 35 ans après, l’une de ses réussites les plus vénéneuses et sous-estimées.
1983 fut sans doute l’une des années les plus fructueuses de la carrière de Stephen King, financièrement parlant. Depuis Carrie et Shining, l’écrivain américain était déjà l’auteur le plus en vue de Hollywood, qui s’arrachait les droits de chacun de ses nouveaux ouvrages. En 1983, pas moins de trois adaptations virent le jour au cinéma : The Dead Zone de Cronenberg, Cujo de Lewis Teague, et juste à temps pour les fêtes de fin d’année, Christine de John Carpenter. Une production Columbia mise en route avant même la sortie du livre de King, et pour cause : son pitch résumable en quelques mots était ultra-accrocheur (une voiture maléfique sème la terreur en Californie !). L’association – qui resta unique dans sa filmographie – avec John Carpenter, alors célèbre grâce au succès monstre de Halloween, avait tout d’une rencontre au sommet. Pas très chaud pour accepter une commande après l’épreuve que constitua The Thing, son chef d’œuvre éreinté par la critique et passé inaperçu en salles, le réalisateur fut convaincu par la richesse des personnages créés par King autour d’un concept purement fantastique.
Menace sur la route
Le résultat, tel qu’on le redécouvre aujourd’hui grâce au coffret de Carlotta, dans une collection ultra-collector qui contient bien d’autres bijoux (Phantom of the paradise, Police fédérale Los Angeles ou Network, pour ne citer qu’eux), tient de la redécouverte autant que de la confirmation : Christine est bien plus qu’un bon film d’artisan ou une excellente adaptation, synthétisant en l’améliorant le matériau d’origine. C’est une œuvre profondément emblématique de l’univers de Carpenter, et entrée dans notre inconscient cinéphile pour de bonnes raisons.
« Christine n’a jamais été aussi resplendissante à l’écran. »
Oubliez la version recadrée atroce proposée récemment par Netflix ou votre vieux DVD. Choyé par un transfert Haute Définition à la fois respectueux du grain d’origine et d’une précision colorimétrique spectaculaire, Christine n’a jamais été aussi resplendissante à l’écran. Dans un film dont l’attraction principale est une Plymouth Fury rouge sang aux chromes saillants, cette qualité d’image fait plaisir à voir, d’autant qu’elle magnifie la mise en scène d’un Carpenter en pleine possession de ses moyens. Sa maîtrise du format Cinémascope, exploité dans toute la richesse de son horizontalité, a rarement été aussi évidente qu’ici. Avec l’aide de son directeur photo Donald Morgan (qui collaborera une seconde fois avec lui sur Starman), il revisite dans Christine l’univers des suburbs, matrice de tant d’œuvres de King, et qu’il avait nimbé d’une aura de cauchemar définitif dans Halloween. Un micro-monde où s’immisce à nouveau une menace silencieuse, impossible à stopper car symbolique du mal à l’état pur. Christine se déroule d’ailleurs la même année que le slasher fondateur de Carpenter, et s’avère encore plus porté sur l’exploration de sous-textes sexuels, conférant au film une originalité dérangeante qui en font plus qu’une série B roborative.
La malédiction de la veuve rouge
Ce n’est pas un mince exploit pour un film de voitures tueuses, concept aussi vendeur que casse-gueule à reproduire à l’écran. Ce pari, Carpenter le remporte dès sa scène d’ouverture, propulsée par le « Bad to the bone » de George Thorogood, et analysée avec moult détails dans le livre de Lee Gambin Plus furieuse que l’enfer, présent avec l’édition Blu-ray. La Plymouth sur sa chaîne de montage en 1957, avec un rouge détonne dans un océan de voitures beige, déjà particulièrement sévère avec les hommes qui osent lui relever le capot ou la salir. « Mauvaise jusqu’à l’os », donc, et déjà assimilée, par la grâce d’une caméra aérienne et l’absence de dialogues explicatifs, à une sorte d’entité féministe maléfique, possessive et jalouse.
Une veuve rouge qui attrape dès le premier regard, vingt ans plus tard, le pauvre Arnie (Keith Gordon, repéré dans le Pulsions de De Palma, dans le rôle d’une vie), adolescent malin mais timide et empoté. Le puceau souffre-douleur, contre l’avis de son meilleur ami sportif Dennis (John Stockwell, devenu comme Gordon réalisateur), fait l’acquisition de ce tas de ferraille, qui devient l’objet exclusif de son attention. Finies les lunettes et les complexes : à mesure que la voiture reprend vie, Arnie s’affirme, se rebelle contre l’autorité parentale, emballe Leigh, la plus belle fille du lycée (Alexandra Paul, future sauveteuse à Malibu)… Mais surtout, il vénère Christine, il est son jouet. Et ses tenues évoquent de plus en plus de l’époque des fifties, tout comme le kilométrage de la voiture qui avance à rebours. Fuite en avant, vers la folie et le néant.
Bitume ardent
Loin des canons du film de frousse, Christine se présente comme une étude de caractère mortifère, fusionnant les codes de la comédie teenage avec un discours sur l’obsession des mâles Américains pour la voiture. Une angoisse diffuse y remplace les geysers de sang, le langage est sexualisé à outrance (Carpenter et son scénariste Bill Phillips se sont amusés à rajouter des jurons pour être sûrs d’être classés R), et les plans symboliquement explicites sont légion. Comme la « renaissance » de Christine dans le garage, filmée comme un strip-tease. Ou les meurtres perpétrés par la voiture, autant d’étreintes fatales ou de castrations indirectes (une scène coupée permet de souligner l’impuissance progressive d’Arnie, sitôt passé un flirt « poussé » au drive-in). Ou encore ce cran d’arrêt phallique brandi par la petite frappe Buddy, transperçant un yaourt crémeux en gros plan puis réduit au rang d’arme pathétique face à la furie d’une Christine transformée en boule de feu. Tout n’est que désir bouillonnant et rage aveugle dans le film, sexualité et destruction, et ce n’est pas un hasard si le râle d’agonie d’Arnie dans la séquence finale ressemblera également à un cri de jouissance.
À sa sortie en France, Christine fut un vrai succès, tout l’inverse de The Thing un an auparavant. Il permit à Carpenter de se refaire une santé financière, et marqua une décennie de cinéma obsédée par l’imagerie colorée de la middle class américaine et ses tourments. L’influence du film n’est pas aussi manifeste que celle des autres titres de sa carrière, même si elle reste indéniable (demandez donc à Kavinsky ce qu’il en pense). Même le cinéaste, qui contemplait a posteriori le résultat avec un certain dédain, a entretenu la flamme dans ses concerts et en retournant derrière la caméra pour un clip ressuscitant Christine et son entêtant thème principal. Les rumeurs d’un remake n’ont jamais cessé, mais l’idée est d’autant plus inutile, que revoir le film dans son rutilant nouvel écrin apporte une certitude : Christine n’a pas pris une ride rayure.
Bonus : galerie d’affiches