The Nightingale : une odyssée radicale et hypnotique
Resté inédit depuis 2018, The Nightingale, de Jennifer Kent, secoue et nous transporte en plongeant dans l’enfer colonial des Antipodes.
Attendu de pied ferme par les cinéphiles français qui avaient découvert, en salle puis surtout en vidéo, son Mister Babadook en 2014, le deuxième long-métrage de Jennifer Kent aura mis trois ans, depuis sa présentation houleuse (et ses deux prix) au festival de Venise, pour parvenir sous nos latitudes. Avec The Nightingale, la réalisatrice australienne quitte le relatif confort du film de genre fantastique pour s’aventurer dans une toute autre époque et un tout autre défi. Clairement pensé pour une vision sur grand écran, avec son format académique 1 :37 qui accentue l’impact des gros plans et des plans panoramiques, cette odyssée nous emmène en Tasmanie au début du XIXe siècle, dans ce qui semble être un « simple » rape & revenge, genre volontiers putassier usé jusqu’à la corde, mais qui dépasse vite ses codes contraignants.
Chasse au colon
Le bonheur, en cette période de colonisation de l’Océanie par les Britanniques, est une denrée rare et fragile, comme l’apprend à ses dépens Clare (Aisling Franciosi, croisée dans Game of Thrones et véritable révélation), une détenue irlandaise envoyée comme tant de prisonniers sur l’île de Tasmanie pour servir de main-d’œuvre aux soldats anglais. Clare s’est construite une petite famille, mais ne parvient pas à la protéger des griffes de son bourreau, le lieutenant Hawkins (Sam Claflin, glaçant et mémorable, dans un registre pas éloigné de son rôle dans Peaky Blinders). Un officier ambitieux, mais sociopathe, rendu fou par l’isolement de sa garnison d’ivrognes en pleine jungle. Lorsque Clare et son mari tentent de revendiquer leur liberté, la violence s’abat sur eux, punitive, traumatisante. Désormais, Clare est une entité ravagée, mue par un esprit de vengeance : elle part sur les traces de Hawkins et sa troupe, partis réclamer une promotion dans la ville la plus proche, et requiert pour cela l’aide d’un aborigène local, Billy (Baykali Ganambarr, dont à peine à croire qu’il s’agit de ses débuts au cinéma). Malgré le racisme dont elle, comme les autres, fait preuve à son encontre, Clare ne peut que comprendre le destin et les blessures de Billy : un opprimé, comme elle, qui pense d’abord à survivre avant de se révolter…
« Un film d’aventure existentiel, dont la sèche brutalité et les échappées poétiques marquent durablement l’esprit. »
Un récit de vengeance : c’est ce qui propulse The Nightingale, film-expérience qui réussit en quelques scènes à nous transporter dans une époque qui s’apparente à un véritable enfer terrestre maquillé en paradis virginal. Tourné sur les lieux mêmes de l’action, le film fait partie de ces œuvres, comme Aguirre et Sorcerer, qui utilisent la jungle, la nature sauvage et impénétrable, comme un outil visuel pour susciter le vertige face à l’inconnu et traduire le dédale sensoriel dans lequel se perdent ses personnages. Le supplice vécu par Clare, dont le corps et la voix (qualifiée de rossignol, ou « nightingale » en anglais) sont utilisés comme une distraction par ses « maîtres » avant qu’elle soit martyrisée dans sa chair par des actes d’une sauvagerie inouïe, fournit certes un carburant familier pour justifier l’aventure qui s’ensuit, mais Jennifer Kent n’est pas du genre à céder aux grosses ficelles du film de vengeance expiatoire. Complexe, revêche, tourmenté, terriblement humain en somme, le personnage de Clare n’est pas résumable à sa chasse à l’homme et ne répond pas aux attentes du public, qui désirerait plus que tout la voir éliminer ces ignobles anglais sans se poser de questions, façon William Wallace. Quand la mort est donnée, elle laisse des traces et ne ressemble pas à un accomplissement. Clare en fait des cauchemars (un peu redondants), et peu à peu, sa carapace de femme bafouée se craquelle comme pour lui rappeler son humanité, au contact notamment de Billy. La vie, et surtout celle des femmes, des enfants et des aborigènes n’a que peu de valeur dans The Nightingale, ce qui justifie d’autant plus le fait que Kent sublime la résilience de Clare et Billy, leur culture respective, leurs aspirations, leurs combats.
Un paradis déjà perdu
Film d’aventure existentiel, dont la sèche brutalité et les échappées poétiques marquent durablement l’esprit (toutes ces dimensions se télescopant dans un final un poil moins ténébreux), The Nightingale se veut aussi, et c’est un signe de sa richesse thématique, une œuvre politique. En donnant progressivement plus de place à Billy, homme simple arraché à sa famille et à son clan, désormais dernier de sa lignée, brimé indistinctement par les colons comme par leurs prisonniers, Jennifer Kent déplace et élargit si l’on peut dire le domaine de la lutte. Ne qualifions pas trop vite le film d’engagé et féministe, mais le propos est à la fois ici et ailleurs. En une scène, brève, mais déchirante, de repas, où Billy est invité à s’installer à la table d’un couple de vieux anglais au lieu de s’asseoir par terre et enrage à haute voix : « C’est mon pays. C’est chez moi, ici », la tragédie civilisationnelle de la colonisation éclate avec une force retentissante, renvoyant certains contemporains nostalgiques de l’asservissement systémique dans leur fange idéologique. Les salauds comme Hawkins et ses sbires, assassins et violeurs de la pire espèce (la lie de l’armée british constituait le gros des rangs stationnés en Tasmanie, la « terre de Van Diemen ») ne sont pas les seuls à ne pas être à leur place dans ce décor luxuriant, dont seuls les natifs connaissent les secrets et conservent leur dignité. The Nightingale milite en creux pour la sauvegarde de leur paradis virginal, qu’il sait pourtant déjà perdu, sali par une sauvagerie aveugle paradant en costumes boutonnés. Cette férocité, cette absence de compromis, cette virtuosité marquent indéniablement les esprits. L’attente en valait la peine.